COSMOS Iconologie

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Vernet : l'effort

 

 

 

 

Bonheur

Quand je regarde ces bateliers dilatés, ces pêcheurs absorbés, je ne sais jamais si je jouis en m'imaginant être à leur place, en reconstituant leur être-dans-l'instant et leur jouir-dans-le-lieu; ou si je jouis d'être à la place de Vernet, et du coup d'oeil fastueux qu'il me donne depuis cette position privilégiée. Bonheur de gens là où ils sont, dans cette collection (si bien articulée cependant) de mini-espaces, dans cette foule de bonheurs séparés (pourtant solidaires), qui tous se tiennent mystérieusement dans l'harmonie et l'unité de cette grande portion du monde, vraie unité de lieu. Et plaisir de celui qui, placé justement, regarde, a le coup d'oeil, juste au bon moment.

Ce bon moment est de trois sortes. L'union des efforts (haleurs, bateliers, escouade au pas allant monter la garde); le temps éternel d'un repos entre deux activités, qu'on ne nous montre pas, mais que le costume et les accessoires suggèrent (débardeurs fumant la pipe sur des ballots, belles dames attendant que la gondole s'immobilise au ponton pour sauter dedans, tenus par la main robuste d'un marin); et l'instant minuscule du passage, que Vernet sait arrêter pour nos yeux : l'instant où  les gouttes tombent de la corde, où le portefaix franchit le portail, où les bateliers passent sous l'arche. Véritable oeil de photographe, chez un homme qui fait pourtant de la peinture à cent pour cent, et qui n'évoque jamais le style de la photo. Un photographe qui serait Dieu. Construisant son univers avec harmonie et variété. Imbriquant les lieux, unifiant les actions séparées. Choisissant pour chaque action son heure exacte, dans une simultanéité qui est celle du regardeur éternel. Créant le monde et le contemplant à la fois. Le créant comme objet à contempler.

Mais ce petit monde entier que Vernet crée à chaque toile, il est totalement réalisé par les dizaines d'humains qui y sont placés, et leurs pères qui ont construit cet arsenal, ces docks, ce pont, ce quai, cette forteresse, ces navire. Paysage totalement humain, habité, occupé, imprégné par la présence, l'activité, le plaisir et l'effort de l'homme. Et Dieu admire le monde qu'il a fait, parce que l'homme y est si bien, à sa place.

 

Longtemps je n'avais pas supporté qu'on mette des personnages dans une nature peinte. J'avais découvert la peinture dans les Impressionnistes, et depuis un âge précoce je marchais seul dans la campagne, je lisais aussi Jean-Jacques Rousseau.

Or chez Vernet je découvrais une aisance, une élégance aussi parfaite pour représenter les gens que pour déployer la campagne (et les maisons, les navires, les rades). Cette cohérence dans la maîtrise est déjà un argument convaincant pour faire accepter que la nature et les personnages soient là ensemble. Un paysage de Vernet peut être infiniment désirable à voir, les gens qu'il y place le sont autant. Secondement on peut s'aviser que ça se passe bien comme ça dans la réalité; la mer, les champs, c'est plein de travailleurs, de maîtres aussi, mais pas de promeneurs solitaires. Chacun peut se trouver un désert à arpenter dans nos départements, si c'est dimanche. Mais peindre la nature sans les hommes, sans les animaux, c'est construire un rêve solipsiste, fusionnel, et l'imposer à une époque. Cela ne va du reste pas sans effort pour le peintre, car il doit donner comme objet à voir quelque chose qui a par lui pénétré, comme un milieu maternel.

Vernet m'a tiré de là (où j'aime pourtant revenir), pour un monde où les oeuvres des hommes répondent à la donne primitive des éléments. Ils s'y sont installés, tempérant les collines, étayant les rives; ils dirigent la pousse des végétaux, domptent les flots et les vents comme les chevaux. Ils arrachent les pierres au roc pour bâtir leurs habitations, leurs usines. C'est alors que le peintre, qui aime cette histoire, peut découvrir et révéler l'extraordinaire beauté des gestes et des poses.

 

 

L'effort

 

 

0-Bordeaux vache qu'on tire  BD.jpg

 

Un homme tire une vache par la queue, et la vache résiste, parce qu’elle entend, tout près, les cris de l’abattoir. Elle s’arc-boute, ses jambes ne sont plus verticales, mais obliques vers l’arrière. Supposons que vous vouliez dessiner cela  - Vernet l’a fait. Si l’homme est penché lui aussi, dans la direction opposée, on peut arriver à un équilibre des forces. (Jusqu’au moment où la vache serait plus forte, ou l’homme. Il y aurait alors déplacement du groupe homme-vache dans une des deux directions opposées. Mais vous ne pouvez dessiner un déplacement.) Donc il doit y avoir un rapport mathématique entre le poids de chacun des antagonistes et son inclinaison. Si la vache s’avise d’entraîner l’homme, celui-ci, pour résister convenablement, devra reculer les fesses et le buste, d’autant plus qu’il sera moins lourd.

Un peintre qui ne se manque pas dans l’évaluation de ces deux pentes opposées, est assuré de rendre un mouvement juste. Tant qu’aucune de ces forces ne triomphe de l’autre, il y a immobilité. C’est l’heure du peintre. Il ne fera plus la représentation  d’un mouvement, mais d’un moment.

 

 

Supposons que vous dessiniez maintenant  - Vernet l’a fait - un attelage lourd, du genre chariot du far-west, avec bâche, tiré par un tas de chevaux, et parmi tout cela un paysan qui s’escrime. La force antagoniste, cette fois-ci, ce n’est pas le poids du chariot : il n’est pas embourbé, et l’on vient juste d’arriver au sommet de la montée. C’est le vent. Un ouragan d’orage, qui fait peur aux chevaux, et les freine.

 

 

 

5-Vernet_Coup de vent - Calvet  BD.jpg

 

Ce vent, bien sûr, on ne peut pas le peindre. On peut le suggérer par des arbres tourmentés, des feuilles qui partent à l’horizontale de leur point d’attache normal. Il suffit pour voir ce vent, et sa force, que la bâche se soit décrochée à l’arrière, qu’elle se gonfle et qu’elle batte  (picturalement parlant, simple problème de drapé).

Derrière, à un mètre du chariot pour tenter de s’abriter du vent, un homme à pied. Il a l’air courbé sous le poids d’un sac. Non : cette bosse au bas de son dos, c’est sa veste, elle aussi transformée en ballon par le vent. C’est contre ce vent que le type pèse. Il recroqueville son buste vers l’avant, porte son poids sur la jambe qui vient de faire le pas, et qui reste fléchie pour s’assurer, un instant, avant le pas de l’autre jambe. Muscles dits antagonistes. En contraction, en contre-action presque égale.

 

 

6-Coup de vent - Calvet dét  BD.jpg

 

 

Comme pour bien nous montrer qu’il s’agit d’une lutte de forces opposées, vingt mètres derrière  (au premier plan pour nous), Vernet nous refait le coup de la vache. Avec un âne cette fois. La femme qui veut le faire avancer tire par la bride, elle marche presque à reculons. Elle est tournée vers l’âne, comme on doit faire face à son adversaire. Jusque là, nous sommes dans la bonne vieille physique des forces, et c’est déjà bien beau à voir. Mais ce groupe de l’âne et de la femme qui tire, Vernet l’a mis dans une flaque de lumière. Les ombres de pattes et de gens s’allongent sur le sol, donnent de l’assise. Ils n’ont pas encore atteint la région ventée; pour la femme le seul ennemi est donc l’entêtement de l’âne.

 

 

7-Coup de vent BD.jpg

 

 

C’est vingt mètres plus loin, au col, que l’homme à la veste, et la bâche, et l’attelage, ont affaire à une rafale. Ce lieu, du vent et non du poids, il est défini avec certitude : de part et d’autre de la ligne de changement de pente. On voit l’homme entier, qui est en deçà; mais le bas des roues, le bas des pattes de chevaux, sont déjà masqués. L’attelage va s’engouffrer dans une vallée, dont nous voyons l’autre versant, une masse touffue d’arbres, qui tente d’émerger d’une ténèbre. Si le mouvement pouvait continuer, on ne verrait plus du tout le chariot, pendant une bonne heure.

Quand il émergera en haut du versant, ce sera un plateau qui brille comme un étang, avec un château surélevé à gauche, et à droite clocher et village, et ensuite toute la campagne, qui s’en va entre les monts. Vernet a placé le village, embrumé de douceur, en un site où il ne pleut pas, tandis que le château se découpe, noir liseré d’or, devant un quatrième plan ensoleillé  - et c’est là qu’il pleut. C’est là que s’abat une pluie oblique, drue, noire. Un parallélogramme de pluie, qui est la dissolution d’un énorme nuage tout en rondeurs. Faut-il dire que ce simultanéisme dans le paysage est aussi une façon de représenter les forces opposées ? Or, par devant ce météore, et se hissant plus haut encore que le nuage, un arbre. Nature l’a fait penché, presque parallèle à notre pluie. Il se fouette, se fend, perd une branche basse, darde dans le ciel une cime déjà cassée, tuée par quelque foudre, pointue comme une écharde. Cet arbre occupe les deux tiers du tableau dans la hauteur.

 

 

8-Coup de vent Calvet BD.jpg

 

 

Quand j'étais lycéen on nous disait que "l'électricité n'est connue que par ses effets". De même peut-on dire du vent : car comment représenter le vent autrement que par ses effets sur l'herbe, les feuilles, les vagues ou les personnages ?

 

 

10-Figuration du vent-Il pleut bergère   BD.jpg

 

 

Cette

 

Parmi les Ports de France dont Vernet fit une série sur commande du Ministre de la Marine de Louis XVI, il en est un que j'aime particulièrement, celui de Cette, "par gros temps" (depuis que j'ai passé l'enfance, on écrit Sète). Comme Diderot le recommande, on peut se faire une petite lunette en enroulant son journal, et lorgner l'œuvre en y trouvant de quoi faire plusieurs tableaux.

La ville que borde l'eau est au pied d'une montagne de forme oblongue, et justement à travers la pluie un rayon de soleil fait luire sa grande dalle. La partie inférieure du tableau décrit par le menu la mer sous l'ombre des nuages et les pâles coups de soleil.

 

 

 

1-Cette tout  BD.jpg

 

 

J'aime ce rocher qui monte, nu, sans une touffe de ciste ou de romarin. Une dalle inclinée; c’est ceci que je vois d’abord : cette toute petite surface de calcaire, que vous verrez aux Baux de Provence ou au mont Faron, un jour où il pleuvra au soleil, et je loue Vernet sept fois le jour d’avoir su voir ce lieu et ce moment et cette matière et ce reflet, qui me parlent de la Provence. Au sommet, la dalle, qui est assez claire, ne contraste plus avec le fond noir de l’orage; elle atteint le bord d’une brume lumineuse, nuage au dernier stade de sa liquéfaction. L’on ne distingue plus nettement sa découpe, parce que les gouttes drues rebondissent sur la pierre et font, sur quelques centimètres de hauteur, ce flou.

 

 

2-Cette Dalle sous la pluie  BD.jpg

 

 

A son pied, s’étale une merveilleuse petite ville provençale, dont les tuiles sont à peine plus foncées que les pierres. Toute en longueur, à ras de l’eau. Quelques rangées parallèles de maisons, emboîtement d’angles, tournant une face sur deux au soleil doré de l’après-midi.

 

3-Cette partie gauche  BD.jpg

 

 

Dans le bas du tableau, très franchement séparé par la ligne horizontale du quai, c’est la partie maritime, à laquelle un effet de lumière compliqué impose une ordonnance. Une part, de vert clair et de blanc, montre des vagues courtes et claquantes. La substance de l’eau est lourde de sables remués. La lumière la pénètre comme une gemme qui serait seulement translucide. Ces vaguelettes ne font pas plus que hérisser des pointes, ou gicler en courts embruns contre la jetée. Il fait cependant gros temps, si l’on prend l’avis des matelots.

 

Dans cette partie marine en effet, un bateau occupe beaucoup de place. Les gars sont à la manœuvre, parce qu'il y a du danger.

 

 

 

4-Cette  la manoeuvre  BD.jpg

 

 

Le nuage est en train de passer non pas au-dessus de cette baleinière, mais quelque part entre le soleil et ce bateau. A bord se livre un combat ténébreux. Il s’agit d’amener les deux voiles triangulaires. Ils sont onze à tirer sur les écoutes et les drisses. A l’arrière, l’homme au tricorne scande la manœuvre dans son porte-voix. Inclinaisons diverses des deux mats, des beauprés, des bômes, des cordages, combinées avec les courbes paraboliques des voiles, la courbure de la carène et des flancs. A cette construction répondent, en plus petit et en plus nombreux, les pointes des vaguelettes dans la région claire, et plus loin encore, des dizaines de mâts qui hérissent entre les maisons. Et les douze postures des hommes d’équipage et leur chef.

 

 

 

Bandol

 

 

On ne peut s'empêcher d'aller voir une autre folle agitation dans la pêche au thon, que Vernet situa au port de Bandol. De belles dames sont venues en barque assister au joli carnage  - les thons, ça saigne rouge et beaucoup !

 

 

Bandol dét la pêche au thon  BD.jpg

 

Joli en effet; mais à vrai dire il nous est montré ici plutôt une ruée dans la nasse, les efforts qu'opposent les pauvres bêtes étant peu visibles et fort désordonnés. J'ai toujours eu ce tableau à l'esprit quand je lisais, dans l'Odyssée, le massacre des Compagnons par les Lestrygons…

 

 

Naufrages

 

Vernet peignit un grand nombre de naufrages, c'était un de ses grands succès. L'intérêt, en ce qui nous concerne, est que les forces opposées sont celles de la mer et du vent d'une part, et celle des matelots, des naufragés et de ceux qui les secourent. Un système d'inclinaisons opposées, d'abord.

 

 

12-Naufrage méditerranée (Diderot)- 1767 dét. Bateaux et vagues  BD.jpg

 

Une quantité d'efforts et de forces avec les multiples actions des hommes.

 

 

13-Un naufrage 1772  personnages  BD.jpg

 

 

Et bien plus encore : l'eau qui a frappé un rocher et retombe en s'égouttant, la grosse vague sui va bientôt déferler et celles qui refluent au premier plan, l'arbre cassé et tordu par la violence du vent, les matelots qui transportent tonneaux et malles qu'on a pu sauver et secourent des femmes éperdues, un bateau en danger au loin, son foc gonflé, le lointain où s'emmêlent la pluie et le soleil.

 

 

11-Naufrage petit chien  BD.jpg

 

 

Je viens de montrer une partie seulement du tableau, ayant assez vu comment Vernet sait faire en format "figure" des paysages et des marines, comme cela est si remarquable au musée Calvet d'Avignon. En fait, voici la totalité :

 

 

Vernet_Naufrage petit chien  BD.jpg

 

Un autre navire, fuyant la foudre, arrive vers la rive, dangereusement penché, naviguant avec deux focs; mais on ne voit toujours pas le navire fracassé, sinon, en bas à droite, un morceau d'épave réduit au château et au petit mât, dont se sauvent en toute hâte les deniers humains...

 

 

Vernet_Naufrage petit chien-dét épave  BD.jpg

 

 

Vous aviez vu le petit chien, n'est-ce pas ? Tout ce qui vit intéresse Vernet, aussi fortement que les éléments, les ciels et tout ce qui s'y passe, les construction depuis le château jusqu'à la masure.

 

Je ne puis finir qu'en laissant la parole à Diderot.

 

 

S’il suscite une tempête, vous entendez siffler les vents et mugir les flots ; vous les voyez s’élever contre les rochers et les blanchir de leur écume. Les matelots crient ; les flancs du bâtiment s’entr’ouvrent ; les uns se précipitent dans les eaux ; les autres, moribonds, sont étendus sur le rivage. Ici des spectateurs élèvent leurs mains aux cieux ; là une mère presse son enfant contre son sein ; d’autres s’exposent à périr pour sauver leurs amis ou leurs proches ; un mari tient entre ses bras sa femme à demi pâmée ; une mère pleure sur son enfant noyé ; cependant le vent applique ses vêtements contre son corps et vous en fait discerner les formes ; des marchandises se balancent sur les eaux, et des passagers sont entraînés au fond des gouffres.

 

C’est Vernet qui sait rassembler les orages, ouvrir les cataractes du ciel et inonder la terre ; c’est lui qui sait aussi, quand il lui plaît, dissiper la tempête et rendre le calme à la mer, la sérénité aux cieux. Alors toute la nature sortant comme du chaos, s’éclaire d’une manière enchanteresse et reprend tous ses charmes.

 

Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que l'artiste se rappelle ces effets à deux cents lieues de là nature, et qu'il n'a de modèle présent que dans son imagination; c'est qu'il peint avec une vitesse incroyable ; c'est qu'il dit : Que la lumière se fasse, et la lumière est faite; que la nuit succède au jour, et le jour aux ténèbres, et il fait nuit, et il fait jour ; c'est que son imagination, aussi juste que féconde, lui fournit toutes ces vérités ; c'est qu'elles sont telles, que celui qui en fut spectateur froid et tranquille au bord de la mer, en est émerveillé sur la toile ; c'est qu'en effet ces compositions prêchent plus fortement la grandeur, la puissance, la majesté de la nature, que la nature même.

 

Il est écrit : Cœli enarrant gloriam Dei. Mais ce sont les cieux de Vernet ; c'est la gloire de Vernet.

 

 

 

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17/06/2017
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