COSMOS Iconologie

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L'Orage de Giorgione

 

 

 

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Beethoven

 

La Tempesta, ou l’Orage de Giorgione provoque une attirance magique, voluptueuse ; et le plaisir est toujours prolongé par une vibration de mystère. Cette oeuvre m’est chère depuis l’adolescence : à l’âge où j’ai pu acheter les lourds disques de cire de la Symphonie pastorale, dirigée par Paul Paray, j’ai associé ce tableau, que j’avais vu dans un manuel, à l’Orage de Beethoven. A mon regard foncièrement chaste, la femme nue ne causait pas de trouble : sa peau blanche et son embonpoint n’étaient que les attributs normaux d’une femme peinte ; elle n’avait pas la conformation d’une séductrice, ne se présentait pas d’une façon provocante. Et puis elle nourrissait un bébé. Je ne me suis jamais interrogé sur sa nudité, même opposée à cet homme habillé debout à gauche du tableau, ni par rapport au lieu champêtre et au mauvais temps. Ce petit camail blanc sur les épaules – qu’elle courbait comme on fait quand on court sous la pluie -, unique précaution à l’approche d’un orage, me paraissait joli et touchant. Le pays, le ciel, n’indiquaient ni grand froid ni pluie diluvienne, et le seul éclair était menu, étouffé entre les nuages, pas plus inquiétant que les « orages de chaleur ».

 

L’orage de Beethoven, il faut le dire, n’est pas plus effrayant que celui du peintre, à supposer que l’on doive avoir peur des éclairs et du tonnerre. Il emploie les nécessaires trémolos de contrebasses et roulements de timbales, mais c’est un vrai mouvement symphonique. Les premiers trémolos sont nés insensiblement de la danse même, plus que vigoureuse, des paysans qui chantaient « Meunier tu dors », puis se sont mis à taper des sabots dans une bourrée sauvage. Bientôt on entend la pluie qui se presse, des désordres bruyants, qui sont plutôt l’affolement de la troupe villageoise que des tourbillonnements de tempête. L’orage figuré se développe, bien construit, demande le renfort des trompettes, jusqu’à des grondements continus, moins forts, avec ces traits suraigus de la petite flûte qui évoquaient le trait lumineux des éclairs. Ainsi développant, Beethoven nous acheminait vers ce moment où les orages d’été prennent fin si vite ; puis, par une de ces transitions musicales dont il a le secret, vers l’unisson serein des violons, qui sur un limpide arpège dansaient les « Sentiments de reconnaissance après l’orage ».

 

Le monde de ce tableau est feuillu, herbu, arrosé, bâti. Le merveilleux effet de lumière produit par l’éclair et capté pour l’éternité par le peintre illumine une série de façades urbaines longeant une rivière. Il y a même un pont, un chemin vers ce pont : monde habitable, même si on ne voit personne dans la ville. Nul vent ne remue les feuilles, n’incline les cimes des arbres ; la rivière, sans la moindre vaguelette, est immobile comme notre vieille Saône lyonnaise, dont César (en nos cours de latin) disait qu’on ne sait dans quel sens elle coule... flumen est Arar. Jeune homme debout, jeune mère assise sont sereins, leurs muscles au repos, dans une posture que l’une et l’autre ont négociée entre l’abandon et la stabilité ; rien ne crispe leurs traits. Quant au bébé, tant qu’il est conjoint au sein transcendant dont il vit, qu’est-ce qui pourrait le troubler ?

En tous cas, je n’ai pas échappé à la règle générale : faire mon petit roman sur ce tableau. Car il est si évidemment mystérieux, que chacun, à commencer par les historiens de l’art, se raconte une histoire et feint qu’elle soit vraie.

 

 

Structures du tableau peint

 

Le décor, au sens habituel de toile de fond, est encadré par un « devant » en forme de V. on pourrait imaginer, pour un théâtre, deux portants ou coulisses comme on en faisait avec des panneaux peints, celui de gauche à peine plus en retrait que l’autre. Ce découpage a l’avantage de faire ressortir un lointain composé d’un ciel, d’une ville avec pont, et d’une rivière. Quand aux deux éléments du « cache », on voit qu’ils comportent des personnages de grande taille. Au point qu’on aurait pu titrer le tableau autrement, comme : personnages un jour d’orage.

L’autre intérêt est de « solidariser » les deux personnages avec des bosquets et des arbres. Et pour l’homme, avec en outre deux ruines insolites, dont l’une, avec deux colonnes brisées, est d’une blancheur qui attire l’attention et scande le tableau avec la chemise blanche et le drap de la femme nue.

 

 

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On peut d’autre part découper le tableau en deux rectangles presque égaux. Cette division facile est contredite ou du moins brouillée par la première.

Malgré l’empiètement de quelques éléments (bas de la rivière, double colonne), on a en gros une partie paysage d’orage et une partie humaine.

 

 

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En gros donc, cette division évidente au premier regard oblige à considérer distinctement deux sujets, la moitié haute seule justifie le titre ‘L’Orage’ ou Tempesta. L’autre met en scène deux personnages de taille égale, dont on pourra interroger la nature et les relations.

 

En réalité, ces deux supposés panneaux peints donnent des signes de relief, les personnages pourraient s’y déplacer ; il est notable que, depuis le ruisseau sombre en bas, le côté droit monte par un peu de falaise à un pré en pente, et que derrière la femme, la profondeur continue par les bosquets jusqu’aux arbres.

 

 

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Signaux directeurs

 

Dans un tableau aussi complexe et énigmatique, on a envie de chercher des signaux directeurs (purement graphiques) qui permettraient de le structurer ou d'établir des relations entre les parties.

 

Ainsi, dans la moitié basse, il serait intéressant de relier l’homme et la femme.

 

On constate que la tête de la femme est un peu plus en hauteur que celle de l’homme. Que cet ensemble contient quatre fortes taches blanches en presque symétrie, avec au milieu un reflet clair dans l’eau de la rivière.

Du côté de l’homme, un élément externe de grande taille constitué par une ruine en briques ou peut-être en moellons de pierre rougeâtre, surmontée d’un gros plateau de marbre, d’où surgissent sans base deux colonnes (légèrement déversées à gauche, comme très souvent sont les verticales chez Giorgione, qui avait peut-être un défaut de vue, astigmatisme sans doute).

L’élément externe signifiant pour la femme est son drap, dont la partie haute est un camail sur ses épaules, en somme un reste de vêtement chu, et derrière ses fesses un gros chiffonnage dont nous aurons à reparler car il fait partie d’une véritable iconographie.

 

 

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Regardons ce qui constitue la zone propre à chacun des deux protagonistes. Ruines côté homme, arbres côté femme. L’un et l’autre sont bien surmontés et encadrés de buissons, aux feuilles bien séparées. Mais ils s’interrompent tôt à gauche, tandis que la grande ruine surplombe le garçon, pourtant en pleine vie.

De la femme, un grand arbre a l’air de surgir, très vigoureux, et son tronc est divisé en deux branches maîtresses proches l’une de l’autre. Ces faits picturaux poseront certainement des questions d’interprétation, en tous cas ils contribuent à mieux définir et différencier les protagonistes.

 

 

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Problème des verticales

De toute évidence, pas mal de choses penchent à gauche, cela est particulièrement visible dans les deux ruines. Or, dans le corpus de Giorgione, ce fait n’est pas isolé. Derrière la Madone lisant un livre, le rideau vert et le campanile de Saint Marc au fond. Le montant gauche de la porte entre Marie et Joseph dans l’Adoration des mages… J’en ai conclu d’abord que Giorgione avait un peu d’astigmatisme. Etant supposé qu’il ne traçât rien sur sa toile avant de peindre, même si les compositions recèlent des proportions mathématiques répertoriées par Alberti, nombres d’or ou autres, qui assurent l’harmonie du tout. Nous ne savons rien sur les méthodes de travail de Giorgione, sinon qu’il ne dessinait pas et ne faisait pas d’esquisses  - du moins n’en possédons-nous pas. Un seul tableau a laissé les rayons X révéler que les contours avaient été marqués par des incisions dans la couche de préparation de la toile.

 

André Silvy, qui lit les tableaux en mathématicien, m'a fait part d'une découverte géniale : il propose que notre tableau, parmi les vicissitudes de cinq cents années, ait subi un très étrange dérangement : il a été réencadré de biais. La vérification est très facile à faire à la main, ou avec un logiciel : il suffit de faire pivoter de 2 degrés vers la droite, et d’un seul coup toutes les verticales sont verticales !

 

 

 

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Réalisation de la profondeur

 

La principale difficulté lorsqu’on se mit à peindre des paysages occupant toute la toile et dans lesquels les figures sont immergées, fut de donner l’illusion d’une continuité dans la profondeur. Les effets de brume et la décoloration progressive des plans ne suffisent pas. Il faut encore que les plans s’emboîtent du bas vers le haut de telle façon que l’œil ait l’illusion de cheminer dans un vrai pays. Au XVIII° siècle, le grand paysagiste Joseph Vernet sera passé maître dans cette illusion, à tel point que Diderot, dans un de ses Salons, décrira une série de promenades dans des paysages pleins d’heureuses surprises, pour titrer subitement : cinquième tableau … et le lecteur s’aperçoit que l’écrivain l’a bel et bien emmené à l’intérieur des paysages de Vernet.

 

En attendant, Giorgione a montré une singulière habileté dans quelques paysages merveilleux. Je pense particulièrement à une Adoration des Bergers, où le paysage commence dès le sol du premier plan, même si une énorme grotte sombre occupe la moitié droite. Et dans ce paysage, nous rencontrerons divers campagnards qui sont les frères des deux bergers du premier plan.

 

 

 

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Le travail dans la Tempesta est  à voir dans la partie supérieure, où le paysage prédomine.

 

 

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A gauche, un chemin de terre monte, d’où on peut aller sur le pont. De l’autre côté de celui-ci, on entre dans une poterne. Mais nulle part on ne voit l’accès à la grande série de maisons, dont la toute première s’entrevoit entre les branchages, côté femme. Le lien entre le premier plan et la suite du paysage est masqué par des buissons et la ruine aux colonnes. On ne sait pas comment les personnages pourraient se rendre vers l’une ou l’autre rive de la rivière. Quant à la continuité entre le ruisseau noir et la large rivière, elle n’est que supposée par le regardant. André Silvy voit un barrage au premier plan et la rivière coulant vers nous; moi je vois un ruisselet sur le devant, qui devient plus haut une vraie rivière !

Ainsi joue toute une série de conventions intellectuelles, qui l’emportent sur la réalité perceptive.

 

Une ellipse tient à la présence de cet éperon terreux, qui prolonge le territoire de la femme, comme un coin qui voudrait s’enfoncer vers celui de l’homme, et n’en est séparé que par une fente.

 

 

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Côté homme, l’échelonnement réel des ruines est en quelque sorte brouillé par des buissons. Je pense que la question pour le peintre n’était pas d’assurer la continuité de la profondeur, mais de poser des signes dans l’espace à deux dimensions. De ce fait, la ruine basse, prolongeant la ruine haute comme un escalier, terminé par une simple marche dont on ne sait pas si elle plonge dans l’eau, constitue la réplique du promontoire dont nous parlions. Constituant une haute barrière derrière l’homme, elles affectent l’allure d’une dégringolade.

 

 

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Tous ces signes sont à intégrer dans la signification d’ensemble que nous essayerons d’approcher. De même, en dépit d’une construction cohérente du paysage, son pont inutilisé, son chemin sans passant, valent autant que ce ciel où coexistent l’éclair orageux et le soleil.

  

 

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Ce que je veux garder tout de suite, c'est la position respective de l'homme et de la femme : l'hiatus qui les sépare dans le paysage qui les joint.

 

 

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Allaitement

 

 

On aurait tort de parler de deux personnes dans ce tableau : il y a bel et bien le bébé ! Il est même le seul à faire quelque chose. Mais le passage du lait de la mère dans son petit gosier est aussi invisible, aussi silencieux que le courant de la rivière.

 

L’œil du regardant est allé irrésistiblement vers cette femme nue, qui nous regarde  et doit pour cela tourner la tête vers la gauche. Et certes le peintre a voulu ce regard qui nous prend à partie, qui nous contraint à regarder d’abord et encore vers elle ; et puis, à cause du petit linge sur ses épaules, vers la menace de pluie. Mais elle n’est pas poursuivie par la menace d’orage, elle ne joue pas il pleut bergère. Elle poursuit pour l’éternité sa tâche d’allaitement, et le bébé est pris par sa tétée comme si elle devait durer à jamais.

 

La posture de la mère semble stable, bien que ses pieds reposent à peine sur le sol : il y a ses fesses, elles assurent la pesanteur. Sans doute le linge blanc sur lequel elle a installé son séant témoignerait qu’elle vient de se déshabiller précisément pour cette petit exhibition de maternité, ou que le peintre l’a voulue mère dans la nudité d’une déesse, d’une Vénus si vous voulez. Tant que le sein est quasi réservé au nourrisson, dérobé à notre désir, - et le regard nous tient à distance - nous sommes gratifiés d’un corps nu et copieux, offert tout de même à notre contemplation éventuellement amoureuse. Malicieusement, quelques branchages feignent de la masquer, mais au contraire stimulent le voyeurisme.

 

 

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Cette mère ici allaite comme allant de soi, le bébé bien assis, nu comme elle, sur l’herbe à sa droite, qu’elle retient à peine de quelques doigts - comme la madone dans un paysage de Giorgione, celle du musée de l’Hermitage ; la main gauche, inutile, se pose sur le genou, l’index plié comme pour affiner la sensation double du corps qui se touche lui-même.

 

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Si une femme s’est posée là dans l’urgence peut-être d’allaiter, elle n’est pas à sa place nue dans un bout de pré. Pour offrir le sein, elle doit en outre pivoter un peu son torse, cela ajoute à l’inconfort.

Ses pieds sont posés à droite et à gauche n’importe comment, et semblent plutôt l’empêcher de glisser que lui assurer une stabilité tranquille.

Est-ce pour compenser la position inégale des pieds et rétablir un centre de gravité ? Son dos en tous cas se voûte. Et si nous allons plus loin que les problèmes de sustentation, elle nous apparaît un peu tassée, courbée sous un poids moral. Tout son corps suggère un laisser-aller, un manque de courage. Pensons aux épaules plus qu’à leur petite cape blanche qui accaparait notre regard ; voyons comme cette tête se porte en avant, comme trop lourde,  la nuque fatiguée de tenir comme il se devrait la tête haute.

 

Où je ne voyais qu’un regard inexpressif, à peine dédié au spectateur, le regard d’une personne occupée à son affaire et qui a tourné soudain la tête quand on l’a interpelée, je dois bien constater les « grands yeux » venus du fond de l’abandon. Le bien connu regard des abandonniques, qui n’indique rien sur la réalité de l’abandon, mais témoigne de son ressenti si particulier, en deçà de la souffrance ou du désespoir ; un poids qui diminue la force vitale, une fatalité à quoi on se résigne.

 

En un refuge précaire, fait de feuillages amis des gens solitaires, dépourvue du moindre bagage, nue ayant dépouillé l’unique drap dont elle se vêtait, une jeune femme aux formes opulentes, le ventre à peine remis de sa grossesse, tourne vers nous un regard inerte mais angoissé, ayant plus que de la solitude à porter sur ses épaules : de l’abandon.

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Romans

 

 

 

Les tenanciers de l’histoire de l’art ont cherché, tout en acceptant le titre usuel de l’œuvre, à en donner un deuxième concernant les personnages. Malgré leur dissymétrie, ceux-ci étaient supposés former un tout, de préférence un couple, et même un couple avec enfant. Comme ces policiers de cinéma qui n’en finissent plus de faire défiler des fiches pour trouver le nom du suspect, ils passaient en revue la Bible et la Mythologie, les romans italiens illustres, fouillaient les écrits néo-platoniciens, tout ce que ce peintre, dont on ne sait à peu près rien mais qui devait nécessairement être branché humanisme, avait pu avoir en tête tout en peignant. Mercure et Isis, Siegfried et Genièvre, le Songe de Poliphile bien entendu, la naissance de Bacchus, les amours de Jupiter, la Légende de Saint Théodore, Cérès donnant le sein à Pluton pendant que Jupiter lance la foudre contre Jason, ceci en allusion à la mort de Venise, Mars et Vénus… jusqu’au jour où M. Settis, après avoir bien posé le problème et s’être dûment gaussé de toutes ces élucubrations, alors qu’on attendait une méthode toute nouvelle d’interprétation, apporta à son tour, sur un plateau, la double figure préexistante et arbitraire d’Adam et Eve. On a pu ainsi se raconter des tas d’histoires. Même le sérieux Gombrich suggère « l'histoire, peut-être, d'une mère de certain futur héros, qui a été chassé de la ville dans le désert avec son enfant et y était découverte par un berger jeune et sympathique. »

 

L’erreur est qu’ils ont confondu mystère avec devinette. Cela ne me surprend plus.

L’autre erreur, méthodologique celle-là et non plus idéologique, est d’avoir mis à part les personnages et de ne s’être préoccupés que d’eux.

 

Or s’il est une évidence au premier coup d’œil, c’est l’indissolubilité des personnages et du paysage. Celui-ci, du reste, est tellement étrange qu’on pourrait aussi le soumettre au jeu des devinettes. Je partirai donc de cette association indissoluble, et de ce fait que les historiens les plus anciens ont toujours affirmé : Giorgione ne faisait aucun dessin préparatoire. Avant même de regarder le tableau, les spécialistes modernes le passèrent aux rayons X et infrarouges, ils découvrirent une autre femme nue à gauche. Mais, messieurs, il n’y a rien à en conclure, sinon que Giorgione qui peignait sans dessin préparatoire, biffa et recouvrit cette première mise ne place ; tout simplement parce qu’une intuition profonde lui disait que ce n’était pas cela le tableau qu’il devait faire.

 

Des Ruines encore

 

 

Je rappelle deux faits préalablement. 1- La peinture du XV° siècle mêlait des ruines (romaines) à la chaumière de la Nativité. 2- L’Italie à la Renaissance était pleine de ruines antiques, « que chacun va pillant », comme le notait Joachim du Bellay dans les Antiquités de Rome, fruit de son séjour romain avec son oncle cardinal.

Ces ruines, il les qualifie de « marques insignes » de l’empire romain après sa décroissance, que nous appelons chute. Les antiquités de Rome il les considérait, en plein lancement de la nouvelle poésie française, comme un sujet digne de 32 sonnets. Le groupe de poètes formant la Brigade, ou la Pléiade, s’était constitué autour de lui, qui avait publié le manifeste « Défense et illustration de la langue française ». Cette langue, digne d’être une grande langue littéraire, donc de supplanter le latin, est aussi une ‘marque insigne’ de l’antique parler de Rome.

Si dans les Nativités flamandes la chaumière s’appuyait sur quelque arc romain, c’était pour signifier que le christianisme, ou plutôt la chrétienté, prenait la relève de l’ancienne patrie méditerranéenne, et que l’empire romain était déjà chancelant quand naquit le Sauveur, - ce qui est faux historiquement. L’évangile des Pauvres inauguré dans sa propre chair par ce bébé sans toit, s’opposait à ce que Du Bellay nomme : « Des palais romains le front audacieux ».

Mais si les ruines sont un motif possible dans un paysage italien, que domine une ville, elles ne laissent pas aisément deviner leur nécessité dans la Tempesta.

 

Où sont-elles posées ? En deux plans intermédiaires, séparés par une découpe sombre de buissons. Elles sont dans la moitié gauche, celle de l’homme, mais non pas dans son territoire, même si la plus basse de ces ruines occupe la place de son bras.

A considérer la moitié gauche du tableau comme un tout, l’homme debout est agrégé à une ruine, une autre, très différente, puis à la route et à la ville, laquelle est disposée de telle façon qu’elle surplombe aussi la femme, son enfant, son territoire.

 

La deuxième ruine, la plus grande, montre un dessin d’arcades et de pilastre en trompe-l’œil, avec des ronds sous les arcs, ce qui ne renvoie à aucune architecture connue. Cette sorte de mur est coupé à droite comme une tranche de fromage. Montre en raccourci sa tranche comme un gros trait noir, où l’on ne voit aucun appareillage des moellons ou des briques.

 

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La signification de ce dessin a fait buter les commentateurs. Certains y lisent un organe sexuel mâle, emblème de l'homme qu'il surplombe. Mais de toute évidence, il figure un utérus.

 

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La ruine la plus proche est aussi peu rattachable à une architecture connue. Deux colonnettes de marbre blanc se serrent sur la largeur d’un mur de briques supportant un épais entablement de marbre aussi ; ce muret tranché net aux deux bouts, les colonnettes tranchées aussi, la deuxième un peu moins haut. Ce muret est flanqué d’un petit morceau ocré qui disparaît aussitôt derrière l’épaule du garçon, et à droite, à son pied, d’une grosse marche en pierre brune ou en brique, qui pourrait être une ruine de ruine, le reste de la continuation du muret, établi en un bord sableux tout près de l’eau.

 

 

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Vérifications faites, la colonne tronquée n’est devenue un motif tombal qu’à partir de la première guerre mondiale. Décidément, Giorgione invente tout.

 

Les chercheurs de sens que j’ai évoqués, voyant bien que la référence à l’architecture était inopérante, ont considéré la double colonnette si blanche comme un graphisme particulièrement visible posé sur une toile peinte. Ils n’ont pu aller plus loin que d’y lire le chiffre 2 - en chiffres romains, précisons-le !

Mais elles reposent sur cette table de marbre aussi blanc, qui les porte, qui ne fait qu’un avec elles, où elles se serrent plus que ne le permet la perspective.

Le chiffre qui permettrait de déchiffrer le tableau, ce n’est pas deux, mais trois, ou un plus deux…

 

Deux existences, ou plutôt deux vies. Colonnes montent jusqu’à toucher le chemin montant, métaphore simple du chemin de la vie, du choix… ‘va ton chemin’…

 

Deux vies qui ont fait un bout de chemin ensemble, très près l’une de l’autre. Deux êtres très proches, qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Qui sont très simples, (forme ronde lisse), et quasi vides : leur blancheur est celle d’un papier sur lequel on n’a pas encore dessiné un caractère, ou écrit une destinée.

 

J’admire l’hypothèse d’André Silvy. Il a mesuré, d'un simple compas, que le bâton est long exactement comme la moitié de la base du tableau dans son entier. Que l’homme est donc un arpenteur. Or qui arpente le tableau, sinon Giorgione lui-même ? Qui se figure donc ici, écarté par un espace infranchissable d’une fille qu’il a aimée dans cette ville, et qu’il a faite mère à ses dépens. Mais ce cas particulier n’oblitère pas une histoire plus générale.

 

Tous les traits que je viens de relever sont ceux d’un jeune couple amoureux ; des conjoints sinon des époux. Si je veux filer la métaphore (métaphore et non symbole comme on dit à tort et à travers), je considérerai l’entablement blanc, sol et socle de leurs deux jeunesses, stable, plan, d’une blancheur dont la clarté séduit, mais vide de contenu, comme ces deux personnes ou vies.

Quel accident a coupé net cette croissance et cette gémellité ?

 

Revenons aux personnages. Nue comme il l’aime amante, chiffonnant un drap à la blancheur nuptiale et s’asseyant dessus. Nue et offerte à tous les regards, en pleine nature, tournant le dos aux demeures et aux tours d’ivoire. Offerte à nos regards qu’elle remarque du coin de l’œil sans en être dérangée, offerte aussi au regard de l’amant qu’elle ne regarde pas. Il y a en elle quelque chose de si inaccessible, qu’elle n’a pas besoin de se protéger par la pudeur.

 

 

L’évènement ou accident, nous le voyons en clair : elle est devenue père. La fusion des corps ne se fait pas avec le mâle mais avec son petit fruit fait de sa chair. Le sein n’est plus offert à l’admiration ou au désir de son homme, d’aucun homme ; mais à la petite bouche goulue qui absorbe le suc invisible de la mère, secret, secrété  par le dedans du corps de la femme, non par son dehors qu’elle ne cache pas.

Le père, qui ne réalise jamais vraiment qu’il est père, l’homme devenu père et comme tel mis en tiers, et non plus en jumeau.

 

L’homme, qui n’est pas affolé ni par son désir ni par la nouvelle composition, est debout à l’écart et regarde c’est tout. Chacun sur son petit territoire, sa chambre à soi, la femme un peu plus haut plus largement. Son site est un petit promontoire, la falaise (de douce terre) se dresse en évocation ou imitation de l’inaccessible chose où butte le nageur, le naufragé. %ais il n’y a en guise de mer qu’un ruisseau, que le promontoire resserre un moment, noir de profondeur sans doute, mais où la petite falaise se reflète. Plus haut (plus loin, plus tard) elle sera devenue rivière, où se reflète la structure d’un pont ; à la séparation pourra faire suite un accès.

Comme Narcisse, dans le poème d’Ovide, dit à son reflet dont il est amoureux : « Rien qu’un peu d’eau nous sépare ! »

 

Telle est cette idylle champêtre. Le temps de la gémellité est fini. Fini tranche le temps où l’on se mirait l’un dans l’autre, semblables à force de vacuité, quand on n’a que l’amour et qu’il n’y a pas encore d’orage dans l’air.

Leur histoire est, après tout, celle du passage à l’âge adulte ; ils vivent un temps d’attente, en attendant que chacun devienne quelqu’un, et que se redéfinissent les conditions ou le contrat du couple. Et ce temps va dans une direction irréversible.

 

Quoi ? nulle tragédie ?

 

Rien ne se lit de tragique dans les traits et les attitudes de ces trois mortels. Est-ce ailleurs, dans la moitié haute de la toile, que nous devons chercher la tournure des évènements ? Est-ce qu’elle est terrible ? Ce qui s’annonce, est-ce destruction ?

 

 

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Est-ce l’imperturbable femme, à l’abri dérisoire de linge qui protège son bébé de la pluie ? Non ; l’oiseau au bec effilé, la femme très nue, sont dotés d’une vertu préventive : l’orage n’éclatera pas. Tel est, de façon certaine, le futur que suggère ce tableau au temps arrêté.

 

 

Nous voyons bien que cet éclair ne foudroie rien ni personne. Aucune pluie ne vient d’éclater. Aucune bourrasque ne tord les arbres, ne ride la surface de la rivière. L’oiseau blanc perché sur le toit ne s’apprête pas à fuir ou à s’abriter. Les nuages, qui sont tout le ciel qu’on voit, n’assombrissent pas le devant du paysage, où la jeune mère est éclairée à loisir par cette lumière diffuse qui n’est pas météorologique, mais picturale, car elle baigne tous les tableaux de Giorgione.

 

C'est pour cela que, à quatorze ans, je regardais ce tableau avec ferveur, tant me paraissait touchante cette jeune mère abritée de nulle pluie par un pan de linge blanc.

 

Le seul effet de cet éclair est un effet de lumière sur la ville, un coup de projecteur théâtral, un spectacle, une fantasmagorie, réelle mais instantanée, que le seul choix du peintre a fixée pour toujours sur la toile.

 

Plus tard, Nicolas Poussin saura fixer un pareil flash dans son "Paysage d'orage avec Pyrame et Thisbé".

 

 

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Là-haut, selon le vers célèbre de Mallarmé, « Rien n’aura eu lieu que le lieu ». Le temps statique, la durée indéterminée que vivent ces personnages emblématiques de tous les couples, n’a de réponse au ciel qu’un instant, une seconde, brève déchirure, ciel noir s’offrant le luxe d’illuminer les habitations des hommes.

 

Par la nature même du tableau, qui est immobile, tout ce qu’il montre a une permanence, une vérité permanente. Ou mieux : un statut d’éternité. La menace dérisoire de cet orage qui n’éclate jamais, qui ne fait pas tomber de pluie, qui ne sait que faire de l’effet, par un beau spectacle pyrotechnique, elle aussi est une donnée permanente de la scène, ou du drame que Giorgione immortalise.

 

 

 

fin

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24/05/2017
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