COSMOS Iconologie

COSMOS Iconologie

Piano et Clavecins

 

Piano et clavecins

 

 

J'ai reçu le piano de mon père. A toi cher piano, hôte de mes nuits, je dois d'abord de parler de certains hôtes de passage. 

 

Cette grand-tante d'abord, qui gardait son chapeau à table et qui mastiquait avec des claquements de langue. On disait qu'elle portait une perruque, un dentier, nous manquions de respect derrière son dos. Elle était veuve depuis toujours, elle habitait très près de chez nous, mais je ne connaissais pas son appartement.

Ce soir-là, elle était arrivée en avance pour dîner, j'étais seul pour la recevoir. Elle me précéda dans le salon, et sans avoir ôté son manteau noir, ni son chapeau à voilette, elle ouvrit le couvercle du piano. 

Elle tâtonna sur les touches, debout, on percevait seulement des lambeaux de phrases. Puis elle tira sous elle le tabouret et se mit à jouer pour de bon, et je regardais avec stupeur ses mains noueuses, ses doigts obliques. 

C'était une sorte de valse romantique. Les trois temps de la main gauche tombaient un peu mollement, la mélodie était fraîche et désuète comme une jeune fille en longue robe blanche avec une ceinture de soie rose à l'énorme nœud. Elle s'arrêta, ne retrouvant plus un enchaînement.  « Ma tante, comment s'appelle cette jolie valse ? ». Elle me regarda d'un air grondeur : « Comment, mon petit ami, mais c'est Dernière Pensée de Weber ! ». Puis elle reprit au début et ne s'occupa plus de moi. 

Mon père entra, le chapeau à la main. Il souriait de plaisir, parce qu'il avait entendu la musique depuis l'entrée. Elle se leva brusquement, comme prise en faute. « Je vous en prie, ma tante, continuez !», disait mon père. « Oh tu sais, Edouard, il y a si longtemps que je n'ai pas joué...» Elle s'en tint là.

Je visitai plus tard son appartement, qui était fort noir. Elle ne possédait pas de piano.

 

 

Je dois aussi à une autre tante, une jeune cousine de mon père, qui s'appelait Solange. Elle ne vint dîner chez nous qu'une fois. Elle était avec son mari, grand, à fines moustaches, au teint hâlé, chevelure brune et bouclée, avec des yeux bleus. Tante Solange, après le dîner, ne se fit pas prier pour se mettre au clavier, car c'était une virtuose. Elle commença par accompagner son mari qui chantait un Lied de Schumann. 

Sans maquillage, ses joues avaient naturellement de l'éclat et ses lèvres étaient charnues, entrouvertes, prêtes au sourire. Simplicité sans apprêt, provinciale. Famille chrétienne et nombreuse, gentilhommière tennis orangeade, livres de prix reliés de cuir. Sa vivacité ne la rendait pas accessible, ses sourires gracieux et limpides ne transmettaient pas de chaleur. Il y avait dans toute la mobilité de son corps un sang mondain et respectable. Mais elle était sans hauteur, et c'est par là qu'elle m'attrapa.

Petite avec un corps bien fait  - c'est à dire une taille fine -, des talons hauts, un lourd chignon. Dans sa veste de tailleur, il y avait une rondeur que je ne connaissais pas. Le tissu avait "de la tenue", il fai­sait à son buste une enveloppe très cintrée, dont la courbe, partant des basques courtes, s'infléchissait extrêmement à la taille puis s'évasait comme une vasque, sans qu'on puisse imaginer qu'il y eût des seins, et qu'ils fussent deux. Enveloppe de chrysalide plutôt. Ou Jeanne d'Arc des statues, ou ces femmes incarnant la chasteté militante dans les gravures du XIX° siècle. Cette courbure affirmait une féminité, mais tout concourait à en masquer les formes charnelles. 

Elle jouait, son mari chantait.

 

Elle avait tourné longtemps le visage vers lui, puis elle fixa quelque point du ciel, où la par­tition idéalement s'écrivait. Quand sa machinerie fut bien lancée, elle eut un sourire de contentement qui s'élargit tout aussitôt, tandis que ses yeux lançaient un éclair. Ce que je vis apparaître alors, ce fut le plaisir  - vite retenu aux limites de la modestie. La bouche resta entrouverte, mais je pensais que c'était la concentration qui demandait cela, ainsi qu'on voit d'au­tres pianistes, dans l'effort de la virtuo­sité, faire pointer la langue dans la joue gauche, ou la passer entre les lèvres. 

Elle ne regarda plus son mari : lui aussi allait son propre train. Il avait posé l'avant-bras sur le piano, pour voir de haut la partition, et cela le déhanchait. L'autre bras était plaqué le long du corps, les doigts agités de mouvements involontaires, comme un petit crabe.

Il s'arrêta d'un coup, pendant que les doigts rapides de sa femme jouaient les notes suivantes, puis s'arrêtaient à leur tour: « C'est trop haut pour moi, dit-il, je ne suis pas en voix. » Elle le regarda comme une ancienne complice, dit de sa jolie voix élevée : « En fa, ça ira mieux ?» et sans plus attendre recommença le morceau, en transposant deux tons plus bas. Elle trans­posait comme ça, à vue, sans problème, mettant des touches blanches là où l'armure en indiquait des noires, et mon père me lança un coup d'Oeil admiratif.

 

Quand dans l'abondant prélude schumanien il fit entrer son chant, l'oncle détacha tout son corps du piano et ne regarda plus les notes. Sa première lecture lui avait suffi pour savoir maintenant le Lied par cœur. Ainsi libéré de son attache, il se mit à onduler doucement: à mesure que la mélodie montait, il prenait son envol. Sa bouche, affectant les ouvertures rectangu­laires et les ondulations requises pas la technique vocale, était surmontée d'une fine moustache : je croyais voir la photo d'André Messager ou de Reynaldo Hahn sur les petits cahiers d'opérettes que possédait mon père, c'est à dire l'image de mon père jeune homme, avec une veste à carreaux croisée très haut et un col cassé. 

 

Après le lied, elle voulut bien jouer seule. Elle réinstalla son corps menu sur le tabouret, puis, tournant seulement vers nous son profil fuyant, elle annonça : « Je vais vous jouer les Variations Abegg de Schumann », et elle voulut bien expliquer que la comtesse Abegg, amie de Schumann, lui avait fourni pour thème les lettres de son nom - car les lettres désignent les notes en Allemagne: A-B-E-G-G... la, si bémol, mi, sol, sol... Elle joua lentement ces quelques notes, dont les écarts parurent insolites, ingrats. Nous restions dans l'attente, nous demandant ce que l'on pouvait  tirer d'un thème pareil. 

 

Elle bondit, son encolure comme d'un pur-sang à l'attaque. Le chant cavalcadait sur un trot ardent, les notes étaient nombreuses et ardentes. La courte phrase, A B E G G, reprise à différentes hauteurs, faisait chaque fois sa petite montée courageuse, et les mains de femme frappaient de leurs doigts longs. Les variations s'enchaînèrent, les notes, plus nombreuses encore, fusaient dans tout l'espace du salon, avec une abondance et une énergie qui leur venaient de ce petit corps comme d'une source vive.

Je m'étais placé à sa gauche, comme lorsque jouait mon père (à qui je tournais les pages). Son profil me bouleversa. Elle avait de longs cils courbes, un long nez retroussé à la pointe. Elle entrouvrait ses lèvres fraîches, et dans l'ivresse du jeu - avec une grâce non pas étudiée mais reçue de plusieurs générations de "jeunes femmes délicieuses"- elle renversait la tête en la penchant câlinement de côté. Sa chevelure était ramassée en un énorme chignon, dont le poids, celui d'une surabondance de féminité, tirait en arrière la tête et faisait lever le nez adorable vers le point où se levaient aussi les grands yeux, lieu infini de la rêverie et, en ce moment où ses mains - trop faibles pour la violence schumanienne - alanguissaient les grandes octaves basses, ce point qu'elle regardait avec extase c'était le lieu même du plaisir. 

 

A la fin de la troisième variation, d'une rapidité d'étincelles, ayant triomphé d'extrêmes difficultés, Tante Solange eut une grande respiration de joie, qui ouvrit d'un coup sa veste. J'entrevis un corsage flou, sous lequel frémissait un corps. Elle se laissait envahir par la puissance équestre de Schumann; ses bras cadencés par le galop lançaient dans son buste leurs secousses régulières. 

Il y eut un contretemps dans la succession régulière des basses, et son chignon se délita. De lourds rubans de cheveux bruns, pleins de sombres reflets, se mirent à descendre, tandis qu'elle en retardait la chute en contraignant les mouvements de sa tête. Les notes hésitèrent un instant, reprirent, s'éteignirent. Elle reposa les mains sur ses genoux et, pivotant vers mon père (sans que son regard m'effleurât au passage), elle dit avec candeur: « Je n'ai pas encore étudié la suite.» 

Ses mains montèrent remettre de l'ordre dans sa chevelure. Dans le mouvement qu'elle fit pour dresser la tête pendant cette brève opération, je vis une longue nuque blanche où couraient quelque cheveux courts, un cou long délicat, Musset.

 

Je savais que jamais mon père n'arriverait à jouer des choses aussi difficiles, aussi longues, et à cette vitesse-là. Sa cousine avait dit sans affectation: « Un morceau que je suis en train d'étudier avec monsieur Trillat »… Mon dieu ! elle étudiait encore ! avec un professeur ! Nous nous lancions des regards éperdus, mon père et moi. Nous savions que tous les autres jours, pour moi seul, il se mettrait devant ce même piano, ouvrirait un gros cahier relié, chaque jour un nouveau cahier si l'on voulait, et qu'il déchiffrerait. Toutes les sonates de Beethoven, toutes les œuvres de Chopin, et l'Arabesque et l'Humoresque de Schumann, comme ça vient, mesure après mesure, avec des accélérations subites quand la pente était plus facile, et des noyades de pédale, des exclamations lorsque les doigts loupaient l'accord. Et moi qui lirais note après note, ou tâcherais de deviner dans ce grouillement le moment où il faudrait tourner la page  - "une mesure d'avance, je te prie." 

 

 

 

Ce piano m'a visité en songe. Vision du piano tout seul. On ne voyait plus le couvercle, où le mot Erard incrusté en lettres d'or compliquées m'était toujours apparu comme le prénom de mon père. 

Il manquait toute la boiserie du devant, l'instrument était ouvert du haut jusqu'en bas, montrant ses mécanismes et ses cordes entrecroisées. Tout en bas de la caisse, au-dessous de ces rayures cuivrées qui terminaient leur dessin parallèle dans l'ombre aux reflets de bois et de bronze, je découvris un petit clavier de rechange ou de suppléance, qui attendait. Touches d’ébène et touches d'ivoire alternées selon les nombres de la gamme majeure, délicates targettes, étouffoirs feutrés, marteaux ovales au bout de leurs branches grêles, tout le bloc du mécanisme merveilleusement articulé était là, au repos, silencieux, riche de tous les sons possibles. Pure latence. 

Ce n'était en vérité qu'une tranche du mécanisme total. Une octave exactement. Huit notes blanches prêtes à jouer, un jour, leur mélodie.

Huit comme ses huit enfants, dans le ventre du piano paternel.

 

 

 

 

Cette nuit, oh! Nuit des voyages et des visitations ! ma grand-mère m’a ouvert ses appartements secrets. Dans l'abondant manoir, même les pièces sans fenêtre, créant un miroitement songeur par leur seule vastitude, brillaient comme des cristaux. Elle a mis très longtemps à se souvenir de moi, ou très longtemps à m'atteindre. Peut-être lui a-t-il fallu toutes ces années, dans les pensées des morts que nous ne connaissons pas, pour comprendre exactement ce qu'il fallait qu'elle fasse pour moi.

 

Je suis passé d'abord dans les couloirs très longs, qui font le tour des quatre côtés de la maison. Je les connais bien, il s'agissait là d'une récapitulation. Ils entourent une vaste cage d'escalier. Sur le côté droit seulement, s'ouvrent des portes en nombre infini. Dans l'ombre douce où elles s'espacent, il y avait des portes nouvelles. Ou peut-être étais-je passé devant ces portes pendant toute mon enfance sans vouloir les regarder vraiment, parce qu'elles fermaient le monde propre de ma grand-mère. Elle les ouvrit cette fois, pour moi seul, pour moi qui étais seul dans son château.

Portes vitrées de petits carreaux épais, aux bords biseautés, aux contours sans bavure. Le verre, ou pour mieux dire le cristal, était d'une homogénéité, d'une limpidité absolue. Derrière la partie vitrée de la porte, un rideau doucement plissé, d'une matière mate, de linon. Par cet écran  parvient au couloir quelque chose qu'on ne sait appeler lumière ou ombre, et qui va s'unir en un estuaire calme aux eaux d'ombre du couloir.

 

Je ne sais quelle main, la sienne ou la mienne, tourna la poignée de verre taillée en diamant. La porte ouverte, il y eut une série de salons, communiquant entre eux par des doubles portes aux mêmes vitres biseautées. Point trop hauts de plafond, inondés jusqu'au fond d'une douce lumière  -de celle qui vous arrive depuis un jardin, dont le feuillage a capté toute l'ampleur du ciel, en renvoie l'éclat filtré, égalisé, après y avoir infusé une dilution de sa verdure, et les trois couleurs de l'écorce du platane.

Les tapis à la française étaient immenses et clairs. De petits secrétaires Louis XIV en bois massif, patine claire, pattes grêles. Des consoles dorées, aux volutes et coquilles ventrues, qui se doublaient chacune dans une glace. 

 

Et plusieurs clavecins.

 

Les fenêtres sont très distantes. De l'éclat de l'une à l'autre, s'étend un pan de mur chargé de glaces ou de tableaux, avec des consoles, des pendules de bronze doré, une statue de la vierge en argent massif. Ces murs obligent le regard ébloui à sonder les richesses qu'ils portent. Ils font sur le sol une projection d'ombre active, qui sature les teintes de la laine et du bois. Après chaque halte dans cette bande d'ombre, l'on entre à nouveau dans un air clair, persuasif, et c'est une nouvelle découverte.

Tout cela dans un espace si harmonieux, une lumière si féminine, qu'aucun de ces meubles ne paraissait lourd ou opulent, mais gracieux, presque menu, fait pour quelque grand-mère calme et oisive. Ils étaient nombreux, mais dans une place généreuse, qu'ils n'encombraient pas.

 

Un petit clavecin presque triangulaire, noir et or comme un coffret précieux. La laque était à peine brillante. Quelques rinceaux d'or incrusté y dessinaient un de ces sigles longs à déchiffrer, qui entrelacent les initiales d'une famille, ou d'un couple d'amants : lettres faites d'une seule courbe indéfiniment prolongée, serpentant sur elle-même. Le long des pieds raides, des incrustations encore, sinuosités simples que hérissaient çà et là de petites feuilles de chêne, descendaient vers le sol, où luisaient dans la pénombre les pédales de cuivre. Mon cœur battait, tandis que je m'immobilisai à quelque distance, n'osant soulever le couvercle, n'osant même toucher le merveilleux objet.

 

En m'ouvrant son appartement ignoré, ma grand-mère m'avait fait entrer dans son lieu, j'y étais livré à ses dimensions, ses intervalles, à la modulation de son atmosphère, sa respiration et ses chemins. Mais ce clavecin était la concrétion de son secret. Il était si lisse et si nu ! Sa forme simple et harmonieuse, aux contours doucement infléchis, était refermée sur elle-même. C'était un cœur. Il était placé au milieu du trajet, n'importe où, sans se donner d'importance. 

 

L'espace, dont je venais de parcourir la moitié à peine, m'avait amené vers l'être même qui m'y attendait. Le dessin répété des touches d'ébène, des touches d'ivoire, serait offert à mes doigts, livré à mon bon désir. Je ne sais si le timbre sera grêle ou rond, quel cristal je ferai tinter parmi les lourds rideaux et les fenêtres baignées de jour. Rien ne presse, tout est possible. Toutes les musiques, selon l'humeur du jour, imprévisibles, se réalisant selon les humeurs des doigts et celles de la secrète mécanique. Une vie entière de musiques différentes. Ou bien une seule, une simple phrase, qui résonnera tous les jours d'une vie. Tout serait possible et réussi.

 

Dans le salon plus loin, d'autres clavecins attendaient, elle les avait touchés quand elle était vivante, ils étaient refermés sur le secret définitif de sa musique, qu'elle jouait pour elle seule. L'un était très grand, entièrement habillé de vert véronèse, avec dans un cartouche baroque un paysage peint. Celui-là pouvait avoir une octave de plus, deux claviers aux registres opposés, des puissances d'orgue livrées aux vastes toccatas.

 

Je ne savais pas même quelle vie pourrait venir. Si ce serait la vacance, le printemps permanent, les heures d'après-midi. Ou de matin tard, quand les ronds clairs et les stries vont et viennent au plafond... Vienne à s'inaugurer une existence dans ces appartements, je saurais bien jouer du clavecin. Il n'y aurait pas d'autre événement. Le temps ne serait sensible que par l'indéfinie succession des notes à mes doigts obéissants. Les merveilleux instruments, noirs et dorés, attendaient sur leurs petites pattes.



13/10/2017
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 24 autres membres