COSMOS Iconologie

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2 - Le Passé ou le ticket de pain

2bLe Passé – ou LeTicket de pain

J’avais quinze ans. J’étais entré dans la boulangerie de Saint Paul parce que j’avais besoin d’un peu de pain pour mon goûter. Quand mon tour est arrivé, j’ai été bien surpris et déçu : ma boulangère me réclama un ticket de pain. Elle ajouta : « Eh oui ! ils ont rétabli le rationnement. » Je n’avais donc pas de ticket de pain, même pour cinquante grammes. J’allais repartir, avec mon antique indifférence au manque, lorsque monsieur Boulay, mon vieux prof d’allemand, celui qui sentait l’ail au dire de ma tante Hélène, celui qui nous faisait lire Wilhelm Tell et Die Jungfrau von Orleans, celui qui rabâchait d’un ton fatigué ‘suivez ma méthode’,  - et je vis à ce moment comme il était vieux, aux chairs molles, avec des bajoues qui correspondaient bien à son parler, à la fois aristocratique et édenté, et comme il était oh ! si pauvrement vêtu ; à coup sûr il habitait au collège tout près, et n’avait pas de femme - monsieur Boulay balbutia, mais distinctement à cause de l’indignation qui l’animait : « Oh ! mais tu ne vas pas être privé de pain, mon garçon » - il était le seul professeur à nous tutoyer en classe, du moins quand il nous interrogeait en allemand, disant que cela se faisait en Allemagne – et fouillant dans son porte-monnaie il sortit sa carte de pain et en déchira pour moi un ticket.

Je n’avais jamais eu aucune relation personnelle avec lui.

Le reste du souvenir n’a pas besoin d’être fixé avec précision. Il est évident que j’ai protesté, qu’il a insisté, il va de soi que la boulangère a dû me servir et que je suis sorti avec de quoi assouvir la fringale perpétuelle de l’adolescence.

 

Je pourrais, maintenant, avec un peu de concentration, et dans l’émotion où m’a mis la remontée et la transcription de ce souvenir, dans l’admiration pour cet humble héros, pour ce juste. je pourrais reconstituer avec vraisemblance la forme intérieure de cette boulangerie, le coin d’ombre derrière la queue, où se passa ce petit miracle… mais je crains de ne faire qu’une reconstitution, probable certes, à partir de la boulangerie actuelle et de ce quartier de Saint Paul que je fréquente encore. j’en profite pour dire ma reconnaissance aux villes qui ne changent pas.

 

Ma fille me dit que je me plais davantage au passé qu’au présent. Est-ce vrai ? En tous cas c’est une bonne chose que, lorsque je passe devant la boulangerie de Saint Paul ou que j’y entre, la réalité actuelle s’enrichisse de cette histoire. Et peut-être ce souvenir oblitère-t-il la réelle boulangerie : je ne sais même pas quelles sortes de pain on y vend, ni à quoi ressemble la boulangère. la seule chose utile à savoir, c’est qu’il y a là un endroit où l’on vend du pain.

En tous cas, cette histoire est mienne. C’est donc moi qui, sans qu’on s’en doute, m’installe dans toute ma réalité, y compris mon passé, dans ce lieu modeste ou indifférent. Ainsi je lui confère un surcroît de réalité et de permanence et, par l’anecdote ou la remémoration d’un minuscule incident, c’est à l’être même de cette boulangerie que je suis présent ; c’est son être que je réveille, ou rallume en établissant sa permanence, tel l’Ange de Baudelaire qui

                                                          ...entr'ouvrant les portes,

                          Viendra ranimer, fidèle et joyeux,

                          Les miroirs ternis et les flammes mortes.

 



13/10/2017
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