Festa Major
1 Festa major
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D'un pas lourd, en m'arrêtant trois fois, je monte vers le haut du village qui s'appelle Eùs, dans les Pyrénées orientales. Où cela va-t-il se passer ? ai-je demandé à quelqu'un du lieu - Au rocher du Moine... Je connais bien ce rocher sous l'église, que l'on découvre de profil; certains disent qu'il devrait plutôt s'appeler Ubu. C'est un des rares espaces plats dans ce village escarpé, et maintenant que l'on a fait dégager les voitures en stationnement, je suis étonné que la place soit si grande.
Quand j'arrive, une rangée de dos me cache le reste, ce sont des anciens que je connais, et je vais les saluer. Même Monsieur Triste, avec ses 93 ans et ses mauvaises jambes, est arrivé à se faire grimper jusque là. Bonjour aussi à sa femme Mauricette, à Bernadette qui était notre voisine jusqu'à la mort d'Amédée, heureux amants du quatrième âge. Une voisine leur avait procuré des chaises.
Devant, encore une masse de dos : les musiciens de la Cobla; ils sont en place, mais n'interviendront que plus tard, quand on dansera la Sardane. Avant, il y a les Géants, deux ravissants géants de carnaval, un Croisé bombant la cuirasse, et sa dame en hennin avec deux jolies nattes et une bouche en coeur, la Dame fidèle et chaste. Ils essayaient de danser, mais les porteurs cachés dessous, écrasés sous le poids et ne voyant rien, les géants allaient n'importe où, se faisaient face par hasard, la dame souriait toujours et le croisé était toujours aussi fier.
A l'écart, vers les rochers qui supportent l'église, il se constituait un groupe énorme, garçons et filles (dont une noire), adultes et vieux. Tous vêtus d'un justaucorps violet-prune, ils s'enroulaient dans une immense ceinture de flanelle. L'assistance attendait, en Catalogne on n'est jamais pressé. Rien ne se passait, que les mouvements confus dans le groupe, et à ma gauche une fille et un type, plus expert qu'elle, soufflaient des petits airs aigres dans un chalumeau, la fille un demi-ton au-dessous. Des gamins se juchaient sur de grosse pierres comme il en affleure partout dans les rues et jusque dans les maisons.
L'un d'eux près de moi était très occupé avec son game-boy. Un profil ravissant, couvert de taches de rousseur qui semblaient s'expanser l'une vers l'utre comme le lichen doré sur les granits, dans le jardin d'Ursula. Je me suis approché pour lui dire qu'il était beau comme un petit soleil. Je suis fasciné par le profil des gens, ça ne ressemble jamais à la face : le profil est ce que les gens ne montrent pas, quand ils s'adonnent à leur occupation, à leur contemplation; j'en suis exclus et je les contemple, je voudrais les dessiner, c'est leur moitié secrète.
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Un énorme cercle formé par les plus vieux, les plus gros, s'était enfin mis en place, un autre cercle le doublait en épaisseur, ils s'arcboutaient par les bras, comme un mêlée de rugby. La masse oscilla longtemps, puis enfanta à son sommet un mince enfant, qui montait hissé par d'invisibles épaules. Et quand il fut tout debout en équilibre, les deux chalumeaux hurlant la victoire, il salua et la foule applaudit à tout rompre. J'attendais qu'il saute lestement à terre et fasse le petit salut de la main, mais non : la masse le redescendit et l'engloutit. Bien plus tard, un autre garçon fluet, puis une fillette fut montée et alors elle s'accrocha à la puissante ceinture du garçon, l'ascensionna, se jucha sur ses épaules... mais elle y resta à genoux; ça n'empêcha pas les applaudissements de retentir.
Marie, qui est d'origine villageoise, Marie qui sait tout sur les gens, m'expliqua qu'il ne s'agissait pas de faire des prouesses d'acrobates. Tous ces gens, jeunes et vieux, étaient venus du même village, Villefranche de Conflent, et se donnaient à eux-mêmes la démonstration non pas de leur habileté physique mais de leurs vertus : union, solidarité, courage. Tout le public comprenait cela.
Comme le goupe s'éloignait de la piste pour s'aider mutuellemnt à dérouler la flanelle, j'ai traversé la place vide et suis allé m'asseoir. Un muret très bas, portant un gros tuyau de fer en guise de balustre, constituait un siège inconfortable, dominant un vallon abrupt tout chargé d'arbres opulents. Le soir descendait, fraîcheur et lumière orangée. J'allumai une cigarette; le type qui m'avait dépassé dans ma montée essouflée me dit en riant : "Ha ! c'est donc pour ça !" - vieux couplet sur le tabagisme, mais de toutes façons je suis un "insuffisant respiratoire".
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Dans un calme digne de ce soir limpide, de temps en temps je me retournais pour regarder le vallon et plus loin le haut versant de la Ribeille, tissu de rochers gris et de petits chênes, on attendait la Sardane. Face à moi, je vis au bout du terrain la ligne des musiciens. J'avais demandé à l'un d'eux quel était son instrument, un tube fort long, avec une anche battante. Il me dit un nom catalan que je n'eus pas le temps d'identifier, puis convint que c'était une sorte de hautbois. Le sien était baryton, ses voisins jouaient sur l'alto et le soprano. Derrière eux, une rangé de cuivres : trombone, trompette, tuba. Tout au bout de la première ligne, un vieux de la vieille, corpulent, était assis tenant en main une minuscule flûte, de l'autre main il tapait sur un tout petit tambourin. Pour assurer le rythme implacable de la sardane, il n'y avait pas d'autre tambour; les cuivres et les hautbois y suffisaient. Croche croche noire, croche croche noire...
Quand ils commencèrent à sonner (cobla magnifique, somptueuse), un cercle de danseurs se forma non loin de moi. Des vieilles presque bossues, des paysans à la nuque rouge brique, et un seul jeune homme, qui avait beaucoup de prestance. Tous se tenaient par la main, et bientôt la chaîne des bras se leva, formant ce feston de couronne qui ne se défait jamais, sauf quand un nouveau venu, pris d'une envie irrésistible, rompt un instant la chaîne et lève les mains à son tour. La Sardane, c'est la danse par excellence, celle dans laquelle tous les anciens Catalans étaient tombés dès leur enfance, mais les jeunes du pays n'ont pas l'air de la connaître.
La formidable musique emplissait l'espace jusqu'au ciel, et le cercle des danseurs commença ses pas menus, pointe talon pointe, à droite, à gauche, derrière, devant. La musique semblait être toujours la même, en outre l'on joua trois fois le même morceau. Je m'aperçus qu'une femme dans le cercle donnait un signal discret, puis comptait les mesures jusqu'à la combinaison suivante des mêmes petits pas. La ronde, scellée par la ribambelle des mains, oscille enfin d'un pas à gauche, plus tard d'un pas à droite. Danse immobile, les pieds chaussés d'espadrilles touchant à peine le sol, danse extatique, répondant par des mouvements minuscules et gracieux à la formidable soufflerie cuivrée rythmique. A la fin du morceau, dans cette coda que tous connaissaient alors que je croyais entendre toujours la même phrase, sur un accord ferme tous les danseurs s'immobilisaient net, le pied levé tombant à plat près de l'autre pied. Nul ne quitta sa place, et quand la cobla reprit la même interminable symphonie, quelquefois un pied dérapait sur un caillou, et là-bas une toute petite fille en rouge dansait sur place à pleines jambes, les joues empourprées de ravissement. Un deuxième cercle se forma et tâcha d'assurer...
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L'assistance s'éparpillait, les voix se perdaient dans l'espace ouvert. Deux types sur un immense barbecue grillaient des mètres de saucisse catalane. J'ai eu envie de marcher, je me tournai dans le sens opposé et partis à grands pas vers un lieu que j'aime depuis tant d'années; le chemin bientôt se divisait et deux pancartes de bois peintes indiquaient "Comes" (il faut prononcer 'coume') et "Arboussols". C'est celui-ci que je devais choisir, et mes sandales reconnurent le sable et les dalles de granit, à plat d'abord puis en descendant parmi les arbustes, bordé par les petites fougères et toutes sortes d'ombelles et de baies noires ou rouges. On arrive au tournant, là se dresse un puits garni d'une antique pompe à levier, et quelques pas plus loin, le gué - après quoi le chemin remonte, assez raide, entre les arbres et les rochers, jusqu'au lointain village d'Arboussols et au prieuré de Marcevol. La rivière à sec avait laissé quelques traînées noires de limon. Je me suis assis là, dans mon bout du monde, mon abside, ma solitude entourée, où le regard borné de toutes parts se complaît, hors de toute pensée, à chaque pousse, chaque gravier, dans le bonheur des choses innombrables.
A mon retour, je trouvai les gens agglutinés devant une baraque de fortune. Un gars devant un tonnelet de bière qui manquait de pression remplissait interminablement des gobelets inclinés, et pour cinq euros on pouvait avoir un sandwich de saucisse et une bière. J'avais un petit billet dans la poche de ma chemise.
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C'est en me restaurant lentement parmi les gens debout immobiles, que j'aperçuls Miche, l'animateur des soirées poétiques et musicalel. On se fait la bise. Il était en train de faire une déclaration détaillée à propos de sa chevelure : il avait bien pensé à la faire peigner par un coiffeur, eh oui! mais un copain passant par là lui avait dit que l'hirsute lui allait très bien. Hirsute de longs cheveux presque blancs, derrière une calvitie suffisamment respectable. Je lui parlai du spectacle de ce soir, qu'il avait organisé à la Maison du Temps Libre. "Michel, explique-moi ce qu'il y a de commun entre un concert de piano Debussy-Ravel et la lecture de l'Etranger de Camus." De la même voix élevée d'adolescent, de sa voix étonnée et enthousiaste, ondulant, dansant d'un pied sur l'autre avec de grands gestes des bras, il m'a répondu : "Je suis né dans le même village que Camus". Etait-ce Mondovi, Palestro, Aïn Temouchent ? Il avait bien connu le garagiste qui entretenait la voiture de Camus, garantie en très bon état; de sorte que l'accident qui l'avait tué était probablement dû à un sabotage. Il sous-entendait qu'Albert Camus était plus ou moins dans le collimateur de gens plus ou moins Algérie-française.
"Tu vas voir : c'est fou, c'est complètement fo! L'idée est venue du pianiste, c'est lui qui a choisi les morceaux et découpé le texte, c'est lui qui a choisi le comédien de ce soir - on avait déjà essayé avec Juliette Binoche à Rouen, elle surjouait le texte, c'était pas du tout ça ! C'est fou ! on n'a pas eu le temps de faire un filage ! Et moi qui dois improviser de l'ambiance sonore..." Après un silence, il conclut : "C'est un pari. On verra bien." J'étais fermement décidé à ne pas manquer cette quatrième des "Nits d'Eùs".
Je connaissais depuis longtemps Michel comme un excellent contrebassiste et comme directeur artistique de "Nits" qui s'appelaient "Nits de canço e musica", fondées par Ursula Vian et Ddéé. Ddéé, c'était un ancien chorégraphe venu s'installer jadis, après la mort de Boris Vian, avec la veuve de l'écrivain : Ursula Kubler, danseuse chez Roland Petit, dans la plus haute maison du village, qu'ils ont aménagée en plusieurs étages descendant dans le ravin, comme font toutes les maisons du village. On avait toujours vu Ddéé, torse nu belle peau noire dans une veste noire, avec un collier à même la peau, présenter et conclure les spectacles. Très beau, la tête luisante chauve à l'exception d'une petite couette dans la nuque, toute sa peau d'un introuvable bistre doré ou plutôt d'or noir, serein, imposant, magnifique.
C'était le patron. Maintenant, selon ses propres dires, supplanté par Michel et sa clique. Depuis la mort de cette chère Ursula (était-ce un jour qu'elle avait dû forcer particulièrement sur la Kro ?), il n'avait pas senti la montée en puissance de leur directeur artistique. Michel conaissait d'innombrables musiciens, acteurs, diseurs, guitaristes catalans, médiévistes catalans, et pouvait recruter pour deux fois plus de séances qu'il n'en fallait. A la contrebasse, il avait soutenu dans la même soirée un groupe de jazz régional puis son propre ensemble (la Fidelissima) avec James Bowman chantant des cantates de Bach. Bowman avait encore cette voix aérienne de haute-contre, et en chantant ces divines mélodies, de son grand corps il occupait toute la salle, il la parcourait en dansant les bras levés.
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Un type extrêmement bronzé, noirs cheveux en bataille, traits creusés à la charrue, voix grave puissante pleine de résonances. On en voyait périodiquement apparaître de tels aux Nits, ils jouent de la guitare et chantent en catalan, c'est ceux-là que les gens du village et de tout le Conflent préfèrent, un tout autre public choisissant le jazz et la musique classique. Celui-là était espagnol, paraît-il. Il articulait puissamment le français, sa voix caverneuse chargée de passion, exagérée, comme ses gestes des bras avec de longues mains ouvertes ou aggripantes comme des serres, et j'ai redouté que lui aussi surjoue, qu'il soit cabotin - mais on aime les cabotins dans notre Catalogne.
"Maman est morte ce matin". Il a dit la célèbre phrase sans emphase, mais sans platitude. Déjà les mots vivaient. Il a lu la visite à l'hospice, énumérant les phrases banales du personnel; alors le pianiste a jouré la Pavane pour une Infante défunte. J'ai reconnu ce vieux tube de Maurice Ravel dès le premier accord, ça n'avait de commun avec le texte que le mot 'défunte'... Il l'a jouée en entier, cette Pavane finalement plus longue, plus riche et éloquente que je ne pensais. Il faut dire que je suis un ravélien convaincu et que depuis trente ans je n'avais plus écouté cette pièce de jeunesse aux harmonies voluptueuses et médiévales, qui pour moi n'était pas encore du vrai Ravel !
Pendant les dernières mesures, le comédien, près du micro, reprenait le texte et il arrivait au long passage sur le chien et son vieux maître qui le maltraite. Cet épisode, comme bien d'autres, semble interrompre inutilement le récit. Irritant, insistant. La voix, encore plus articulée, se chargeait d'une sorte de méchanceté, et puis il en rajoutait, imitait les cris du clebs aouh aouhh! Mais ce n'était pas pour rien que Meursault, le narrateur comme on dit, s'attachait soudain et si longuement à ce duo haineux du vieux maître et de son compagnon maltraîté méprisé plaintif. Il y avait dans ce spectacle contingent, anecdotique, quelque chose qui devait lui sembler plus fort de réalité humaine (ou animale), en matière de bêtise, que tous les propos oiseux qu'il avait entendus à l'enterrement. Il trouvait qu'on lui disait des imbécilités sur sa mère, qu'on lui posait des questions inutiles, sur lui, sur ses visites rares, sur les objets qu'il aurait voulu emporter en souvenir, en héritage pourquoi pas. De sa mère, il n'y a rien à dire. C'est très bien qu'elle soit morte dans cet hospice où elle avait des compagnons, et même un amour du dernier âge, comme celui de Bernadette et Amédée mes voisins.
Ils avaient découpé le roman en sept ou huit fragments, sans assurer la continuité de ce qui nous était apparu, à l'époque où l'on découvrait ce livre mémorable, être l'essentiel fil conducteur qui va des banalités de la vie au crime au procès à la guillotine. Entre les fragments, le pianiste jouait soudainement des pièces de Ravel et surtout des Préludes de Debussy. Presque tous je les connaissais par coeur, depuis que mon père les jouait, du moins essayait de les jouer sur son piano Erard. Après le spectacle pourtant je suis allé demander au pianiste le titre d'un très long morceau fougueux, où passaient de riches moissons de grands accords et d'arpèges utilisant tout le clavier. Il m'a répondu : "Ce qu'a vu le vent d'ouest". Celui-là était trop difficile pour mon père, je n'en avais connu que les portées surchargées de noires notes, quant au titre il m'évoquait des choses légères comme ces Voiles ou Barques sur l'océan; je n'avais pas encore pris la mesure des visions maritimes et atmosphériques et surtout de la puissance de Debussy : on nous rabâchait qu'il était le maître du flou et du pianissimo.
On fit alors la connaissance de cette dactylo de hasard, au nom si cher de Marie, sans prévoir que leur brève rencontre allait enfler en cris d'amour. C'est peu à peu que se fit sentir la passion et la violence qui gonfle les éléments et les gens, là-bas, de l'autre côté de la Méditerranée, et que l'auteur, natif d'Algérie, n'avait pas cru nécessaire de suggérer par quelque enflure de style, et que la voix du comédien espagnol, la voix et les gestes, révéla progressivement. On était encore dérouté par les interventions musicales qui, laissant le texte en suspens, lui faisaient un contrepoint difficile à l'intelligence : car aux pièces si belles, si riches du piano s'ajoutaient (c'était ça l'imprévu, l'improvisé dont m'avait parlé Michel) des glissandos de contrebasse, parfois sa reprise du thème joué au piano, et quelques bruitages électroniques qu'un jeune homme composait avec son petit ordinateur.
J'ai failli ne pas entendre l'épisode du bain dans la mer. Peut-être parce qu'il m'était particulièrement cher. Jadis, en vacances, j'avais emmené sur une torride plage de Sicile une jeune fille aux longs cheveux blonds que j'avais rencontrée, et debout dans la mer elle me prit à pleins bras, à pleine bouche, en enroulant ses jambes autour des miennes. Peu après, sur le sable, nous faisions l'amour, je ne voyais au dessus de son visage que des touffes d'alfa et le ciel, et je jouissais en outre de savoir notre amour enraciné dans un récit littéraire fameux. " Nous avons fait quelques brasses et elle s'est collée contre moi. J'ai senti ses jambes autour des miennes et je l'ai désirée". Je viens de relire le roman, et je suis étonné : peu avant, Camus décrit leur enlacement d'une façon différente : " Marie a voulu que nous nagions ensemble. Je me suis mis derrière elle pour la prendre par la taille et elle avançait à la force des bras pendant que je l'aidais en battant des pieds." Et là c'est une autre scène, avec une autre femme, que je revis, où nous nagions ainsi nus et accouplés, dans la succion douce de la mer tout autour de notre double corps...
La plage, la plage torride, cet effrayant soleil qui, je le savais, serait la seule explication que Meursault donnerait à son geste meurtrier. La voix s'enfla démesurément, hurlait le coup de cymbale du soleil, mais au passage, pendant la mise en scène si précise, objective, de la progression des adversaires qui s'observaient, se rapprochaient avec l'implacable nécessité d'un règlement de compte, on entendit plusieurs fois le mot "Arabe", avec un 'r' grasseyé, "Arabe" proféré comme une saleté plus ou moins raciste, crachant l'hostilité des deux races qui pourtant à cette époque cohabitaient sans conflit. L'Arrrab' puis le vacarme de la tête surchauffée, explosante. La scène prit une intensité, une violence inhumaine. Le Soleil monstre, l'Apollon homérique aux flèches mortelles, était le seul acteur, démon dominant la mince humanité.
Alors la célèbre phrase, qui dans nos lectures muettes de jadis, avec l'accent lyonnais ou parisien, jaillissait saugrenue, isolée, venant d'un autre plan littéraire, la phrase beethovénienne : "Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur", cette phrase m'apparut comme le point culminant de cette montée fatale de folie, le point final d'une vie dont les petits évènements nous avaient toujours paru notés plus que récités - ce monologue qui nous paraissait dépourvu d'émotion, ce personnage si peu impliqué, que nous sentions comme étranger à tout ce qui pouvait exister, étranger (par cette distance stylistique trompeuse) à ses propres affaires. Nous le lisions comme un indifférent, un insensible; et c'est bien ainsi que le tribunal unanime le jugea et le condamna, le type qui n'avait pas pleuré à l'enterrement de sa mère.
Le comédien, lorsqu'il évoquait la petite dactylo enlacée dans la mer, criait "Marie !", répétait "Marie !", et ces entorses commises à l'égard du Texte que nous voulions impassible impeccable, soudain le ramenait au niveau humain, comme plus tard criant "Maman!". Le comédien faisant cause commune avec son personnage, lui donnant chair (sa chair), faisait jaillir de ce texte lisse et neutre sa charge de passion méditerranéenne, de passion solaire.
Il fit lecture de l'interrogatoire du juge d'instruction, routinier, et fit l'ellipse du procès ! C'était culotté. Tout de même, pensais-je, le procès c'est bien là que se montre le Camus essentiel, non ? sa critique de notre système juridique, de la fumisterie des plaidoyers, de l'abjecte peine de mort... Voyons ! Camus, la peine de mort, son Discours de Suède… Mais le juge d'instruction fait dériver Meursault vers des rêveries irresponsables, au point qu'il le trouve sympathique et la Justice protectrice... Et puis il brandit le crucifix et là, Meursault, sans penser une minute qu'il se jette dans la gueule du loup, répond bêtement honnêtement qu'il n'a pas la foi, et le juge devient fou.
L'autre fragment, fort long, qui en somme remplaçait le procès, c'était justement l'entretien avec l'aumônier dans la cellule. Intégralement, mais en deux parties avec musique au milieu. Ce dialogue de sourds est relaté, plus encore que l'histoire du chien, avec une minutie surprenante. Le moindre pas dans la cellule trop petite, un fugace effet de soleil, les silences pendant lesquels l'aumônier décontenancé, puis stupéfait, puis en colère, cherchait par quel angle attaquer la cuirasse de cet impénitent.
Le condamné à mort, n'ayant plus rien à perdre, opposait par de brèves phrases obstinées son étrangèreté radicale à tout le système de la faute, du remords, de la contrition, du recours à la religion. Jusqu'à ce que, excédé, il crie au prêtre indéracinable sa colère et le foute à la porte.
A ce moment, j'ai compris que celui qui parlait à travers ce personnage n'était plus l'Etranger, mais Camus l'Homme Révolté. Etranger ? est-ce cet homme qui, dans les dernières phrases de son monologue, peu avant de mourir guillotiné, dira : "Je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde" ?
Ce n'est pas là parole d'un type étranger au monde ! Aussitôt arrive la phrase finale, qui nous avait tant surpris jadis, où il souhaite qu'à son passage vers l'échafaud la foule l'entoure avec des cris de haine, mais quand l'acteur dit cette phrase, tout était déjà devenu évident.
Comme si c'était la première fois qu'on nommait le personnage, le comédien articula très fort : "Meursaut, je m'appelle Meursaut". Et c'était bien sûr : "Meurs, sot !"
7
L'assistance applaudit très fort et très longtemps. Je croisai, pendant que tous quittaient leurs places et que des bénévoles empilaient les chaises, la vielle Mimi.
Mimi est la plus ancienne du village. Quand je la rencontre au bord de son jardin, elle me raconte l'ancien nom de sa rue, le nombre et l'emplacement des tous les puits qui ont disparu; elle parle avec un tel accent que bientôt je dois lui faire tout répéter, peut-être m'a-t-elle parlé en catalan. Elle est vigoureuse et sans âge, elle continue à faire le ménage chez tel et tel, on la connaît surtout par l'extraordinaire aïoli qu'elle confectionne chaque jour, pour les tapas du bar que tient Sylvie Banyuls, la plus belle et la plus adorable femme du village, dans cette même Maison du Temps libre, qui devient lorsqu'elle y officie le café "El Lluert", nom catalan du lézard vert; on surnomme lézards les habitants d'Eùs.
Donc Mimi à la sortie m'a dit qu'elle était ravie, son visage rayonnait. Ainsi L'Etranger n'était plus un trésor réservé aux intellectuels.
J'allai serrer la main de Michel en lui disant : "Pari gagné". Il était abasourdi, il ne comprenait pas. "Mais oui, Michel, tu m'as dit tout à l'eure que c'était un pari - Ah oui!.."
Puis je me suis entretenu avec notre fidèle chanteuse catalane Gisela Bellsola. Il y a quinze ans au moins, dans l'église du village, un groupe avait exécuté tout le Livre vermeil de Montserrat, et c'était aussi beau, plus beau encore que l'enregistrement de Jordi Savall. Lorqu'ils en vinrent à l'extraordinaire marche au supplice, à la danse macabre où le choeur scande le refrain : "Ad mortem festinamus, peccàre desistàmus, peccàre desistàmus", Gisela, planté au milieu de l'allée centrale, récitait les couplets je ne sais plus si c'était en latin ou en catalan, comme si elle nous parlait à nous, les bras ouverts, avec une prosodie si convaincante, une présence si pénétrée de ce texte étranger, qu'il en devenait clair. Je l'ai considérée depuis comme l'artiste la plus intelligente de tous ces concerts catalans.
Je ne sais plus qui, d'elle ou de moi, tira la leçon de cette lecture formidable, nous parlions en même temps. "Il a éclairé tout le texte rétrospectivement, à partir de cette colère finale; cette colère était d'abord un simple agacement, elle était montée peu à peu, elle avait enflammé le monologue ... comme le soleil de la plage fatale."
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