Joseph Vernet, le Passage
Le musée Fabre à Montpellier possède plusieurs toiles du paysagiste Claude-Joseph Vernet, grand privilège. Car en France, c'est surtout au Musée de la Marine et au Louvre qu'on trouve ses grandes marines; le musée Calvet d'Avignon, qui est sis rue Joseph Vernet, a de splendides toiles verticales, format insolite pour des paysages et des marines. Un très grand nombre d'oeuvres sont à l'Hermitage.
Les deux oeuvres que je veux montrer ici ont été englobées dans le "projet Diderot", qui a voyagé et que je n'ai pas pu voir; je rappelle que Diderot est le grand découvreur et commentateur de Vernet, et qu'on trouve en librairie un tiré à part de ses Salons sous le titre "La promenade Vernet". Il y a très longtemps, lorsque j'habitais en Provence, j'avais lu beaucoup de Diderot et j'avais été emballé par ce qu'il disait de ce peintre, puis je me souvins qu'une rue portait son nom à Avignon, et j'y trouvai le Musée Calvet ...
Les deux tableaux du musée Fabre que nous allons regarder sont à peu près de la même taille, soit 163 x 98 cm. Ils datent de 1774, donc après que Vernet eut peint la série des Ports de France (Musée de la Marine), et la même année que "La Construction du grand chemin".
Les voici côte à côte. Leur ambiance et leur coloris sont très différents, opposés même, Vernet est le maître de l'ambiance dans les paysages, et ses ciels ont été célébrés par Diderot.
Marine
Regardons d'abord la Marine (n'oubliez pas de cliquer dessus, et même "ouvrir dans un nouvel onglet", où l'agrandissement sera plus fort).
Dans la Marine, les deux tiers de la toile sont occupés, avec le culot bien connu de Vernet, par le ciel, mais un ciel qui n’est qu’une vaste nuée grise, presque homogène, trouée au centre par une tache de lueur jaune : tout ce que peut produire le soleil à travers cette nuée. C’est le fameux soleil de face, assez bas, que Vernet a hérité de Claude dit Le Lorrain (Claude est le premier prénom de Vernet), et dont il use toujours en le diffusant, en le diluant à travers des vapeurs. Ici, ses rayons sont si fort absorbés qu’ils ne produisent sur le paysage que très peu de contrastes d’ombre et de lumière.
Au premier plan, surtout à droite, les personnages debout ou assis se découpent très finement, comme des silhouettes, en contraste avec la nappe grise de la mer, qui est étale et immobile, et qui recèle en son sein une forte luminosité. Dès qu’on s’approche, on voit qu’il ne s’agit pas de silhouettes, mais de figures pleines de détails et de teintes. Celles de droite sont sur une plate-forme rocheuse, horizontale et peu élevée, assez cependant pour descendre par degrés vers la gauche, remonter, s’abaisser encore, faisant une découpe du premier plan d’une indicible harmonie.
C’est sur ce premier lieu que l’on voit encore un petit groupe d’hommes serrés l’un contre l’autre, assis par terre, au repos. (Il faudra trouver d’où Vernet a tiré cet effet de personnages découpés sur l’éclat de la brume : quelque Hollandais peignant une «halte des cavaliers» en pleine campagne ?). Il me faudra parler de l’autre groupe, au deuxième plan, c’est à dire sur la plage, occupé à tirer un filet.
Abords d'une foire
Sur une ligne horizontale, à mi-hauteur du tableau, s’échelonnent des centaines de personnages hauts comme l’ongle du pouce. A gauche, sur le quai de la ville, ils tiennent des baraques foraines, ils les visitent; on voit même un petit théâtre avec deux comédiens italiens. Plus à droite, ils défilent, serrés, dans les deux sens, sur un pont à plusieurs arches qui rejoint le bord opposé.
Ensemble et détail. On voit comment l’étagement n’est pas fait en surface plane, mais dans la profondeur d’un véritable paysage : dans l’ombre à droite, des gens montent depuis le quai (ensoleillé) jusqu’à l’entrée du pont, mais entre ces deux régions on a accès aussi à un petit plateau où s’amoncellent des ballots blancs.
Diderot proposait de découper chaque toile de Vernet en petits tableaux, ou même d’isoler des minuscules fragments en les lorgnant à travers un tube de carton. C’était déjà une tâche de photographe changeant d’objectif ou faisant un zoom.
Sous l’horizontale du quai et du pont, je photographierais volontiers un rectangle placé dans le sens de la hauteur, qui sélectionnerait sur le fleuve quatre plans de personnages superposés, dans diverses barques et à terre. C’est pour moi, vieil habitué des quais merveilleux de la Saône à Lyon, le regard typique que je porte quand je suis sur un des quais. La hauteur du mur qui, depuis le niveau de l’eau, porte le quai opposé et ses tout petits personnages, suggère de porter ce coup d’oeil vertical. Par ce procédé, celui qui contemplait dans son ensemble un tel paysage multiple et fourmillant, passe de la contemplation à l’examen.
Le petit découpage que je viens d’effectuer permet, lorsqu'on revient à l’ensemble, de ne plus se laisser guider seulement par cet axe de lecture que la grande horizontale suggérait, imposait même. Alors, on erre dans le monde infiniment riche et varié du paysage, et l’on s’arrête à des endroits quelquefois très petits, qui constituent chacun un petit monde. Chacun possède sa lumière locale, son atmosphère propre, son propre groupe d’humains défini par telle occupation. Des sous-espaces, des microclimats.
Regardons le tiers gauche du tableau.
Un chaland est en train de passer sous l’arche du pont. En suivant, depuis l’homme debout à la proue, le long filin qui tire cette péniche, on arrive à gauche sur le chemin de halage, où peinent les haleurs. Je me demande, du reste, comment on a lancé cette corde jusqu’à eux, ou du bord jusqu’au bateau, car il y avait une pile de pont qui la séparait du bord du fleuve. D’ailleurs, en amont du pont, je ne distingue pas de chemin de halage. Vernet ne donne pas d’indice pour résoudre ce petit problème.
Mais, dans l’extraordinaire finesse de sa perception, il a saisi l’instant ou le câble, qui était immergé, se soulève au-dessus de l’eau, tendu brusquement par l’effort des haleurs : on voit briller les filets d’eau qui en dégouttent. Cependant, sous l’arche, les bateliers, l’un à la proue, les autres sur les ballots, vivent la jouissance de posséder, pendant quelques secondes, un lieu parfait - ou de posséder parfaitement un lieu ?-
L’instant parfait de passer en barque sous un pont. Entre deux temps, passé, futur, de plein air, être surmontés par ce ciel factice de la voute : arche impeccable de pierre, oùle soleil en oblique découpe une part d’ombre et une de lumière, laquelle révèle magnifiquement l’ocre blond de la pierre.
Et pour ces autres là-haut, tout petits, le plaisir de passer par un grand portail à grille, au bout d’un pont.
On voit comment l’étagement n’est pas fait en surface plane, mais dans la profondeur d’un véritable paysage : dans l’ombre à droite, des gens montent depuis le quai (ensoleillé) jusqu’à l’entrée du pont, mais entre ces deux régions on a accès aussi à un petit plateau où s’amoncellent des ballots blancs.
Dans le vaste panorama du port de Toulon, qui est au musée de la Marine, fermant le premier plan fastueux du jardin en terrasse, qui s’étend depuis la maison à gauche, dont on ouvre les volets dans l’ombre, jusqu’à cette terrasse surélevée à droite, en plein soleil du matin, où l’on dresse déjà la table pour un repas champêtre, il y a une grande haie verte dense –au delà, c’est la campagne en contrebas, puis le port dans la baie, là-bas...
Au milieu de cette haie, une ouverture, marquée par un portail dont un vantail est ouvert. L’espace du devant communique avec l’espace de la campagne par ce portail. On descend vers les jardins par un escalier. Justement, un monsieur franchit ce passage quasi mystique. On ne voit pas le bas de son corps, qui est caché par la marche descendante. Le passage, l’acte ou plutôt l’événement de passer d’un espace à l’autre, est redoublé par celui de changer d’altitude.
Ce goût de Vernet pour les passages se révèle aussi bien à droite de la marine grise de Montpellier, j’y reviens. Sur la plate-forme rocheuse, un ânier, un âne, sont en train de passer derrière une petite falaise. Ils vont vers la partie cachée du paysage. Ils suggèrent l’existence d’un autre espace. Ils donnent envie de n’être plus un visiteur devant une toile, mais un promeneur dans un paysage : lorsqu’il a tout vu, il a encore le loisir de se déplacer, de franchir quelque barrière ou quelque crête, de virer derrière une tour ou un arbre ou un roc, et de se trouver soudain devant un autre monde. C'est pour cela que Diderot avait feint de se promener dans des paysages, qui ressemblaient à des Vernet, avant de titre non plus septième promenade, mais septième tableau.
Dans les deux paysages du musée Fabre, chaque groupe humain est intégré fortement à un univers de choses, maisons, pont, lieux maritimes, et d’activités. Chaque groupe cependant prend possession d’un mini-espace adapté à son activité et à son moment. Où il se sent bien. De sorte que l’action en cours (fût-elle de se reposer) est accomplie dans l’harmonie. D’où la grâce inimitable des poses, qu’elles soient celles de l’effort ou de la nonchalance.
Ou, comme dans ce groupe autour du filet, l’attention des pêcheurs en pleine action, coordonnant avec précision leurs gestes, et l’attention des femmes et des enfants, presque collés aux pêcheurs, et qui se contentent d’observer. Ils sont là donc une dizaine alignés, serrés, à patauger ensemble sur un petit canton du sable de la plage, homogène, au bord d’une langue d’eau, unis par ce long filet que l’on extrait de l’eau peu profonde. Canton de sable, langue d’eau, roc plat au devant, qui étaie et limite le lieu. Car à l’arrière, le lieu est béant, il s’enfuit de toute la courbure d’une baie sablonneuse. Mais dans cette direction-là, aucun des dix personnages ne regarde. Le petit lieu de l’action unanime n’est défini qu’imparfaitement par les éléments naturels : il existe surtout par la prise de possession de ce groupe, par son bien-être, par la stabilité qu’il instaure dans ce qui ne dure qu’un moment.
Ainsi on n'en finit pas de se promener dans les tableaux de Vernet.
J'examinerai un jour un autre thème : l'Effort, ou comment, dans ses personnages terrien ou marins, il arrive, dans l'immobilité du tableau, à rendre la sensation de l'effort... qui est aussi bien l'effort du vent, de la pluie, de la mer.
A bientôt donc !
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