Le repos du Christ mort
Vittore Carpaccio : La Préparation du Tombeau du Christ
Ce tableau mesure 5 m sur 4. Carpaccio a montré, notamment dans les Histoires de Sainte Ursule, qu'il aimait occuper d'immenses murs avec des quantités d'épisodes, de palais et de navires, de personnages innombrables, de tapis. Sur cette grande toile, les différents plans, les deux parties du tableau, sont chargés de détails multiples et souvent énigmatiques.
La source est dans l'évangile. Le soir où Il mourait, il y eut une éclipse, le voile du temple se déchira sous l’effet d’un éclair, et des morts sortaient de terre. C’est par ces sortes d’effets secondaires que les évangiles tentent une petite mise en scène cosmique de la crucifixion de Jésus. La torsion, la torture de ces corps suppliciés, la respiration qui s’étouffe à en mourir, l’horreur du gibet romain, ne demandent pas de littérature. Les évangiles énumèrent la flagellation, le couronnement d’épines, les humiliations, le portement de croix, les clous, le partage des vêtements par les soldats, les paroles du Crucifié et même son bref dialogue avec le Bon Larron, l’incroyable présence de trois fidèles debout au pied de la croix une après-midi entière, Jésus trouvant assez de souffle pour confier Marie à Saint Jean, l’éponge imbibée de vinaigre, et finalement le coup de lance au côté pour l’achever. Mais le moment que choisit Carpaccio n'est pas développé dans le texte sacré. C'est celui où Jésus, mort, attend que l'on ouvre le tombeau que son disciple Joseph d'Arimathie a offert à son intention.
Un ami archéologue, Pierre André, m'a informé que, une fois descendus de la croix, on étendait les corps sur un lit de pierre, un "reposoir", où ils achevaient de mourir : on les y laissait pendant trois jours, pour s'assurer qu'aucun d'eux n'eût survécu et ne se relevât (d'entre les morts). Ce serait ce moment que Carpaccio aurait choisi de représenter.
Le Christ mort, un filet de sang oblique sur le côté droit, figure de tout son long au premier plan. La tête à gauche, aux yeux clos, les pieds à droite juste au-dessous d’un vieux homme assis qui regarde à demi et médite. Le gisant, blême et beau sur un linge, est supporté par une table de pierre que l’on voit par la tranche, sur un beau piédestal de marbre rouge.
Au-dessus de lui, le tableau comporte encore deux étages. C’est au deuxième que se fait l’action qui donne son titre à l’œuvre : "La Préparation du Tombeau du Christ", daté de 1505.
Depuis toujours on a imaginé cette tombe comme une grotte et non un caveau. Cette image traditionnelle et immuable répond à la grotte de la Nativité, qui ne correspond pas au texte évangélique parlant d’une mangeoire pleine de paille, dans une étable. La grotte dite "crèche" resta jusque dans les foyers et les églises, façonnée en faux rocher à l’aide d’un papier brun, que l’on vend sous le nom de papier-crèche.
Un étage intermédiaire montre, en profondeur perspective, un terrain vague caillouteux. Un grand arbre le ferme, à la droite duquel on voit un autre tableau, d'autres scènes que nous examinerons.
Ce terrain est jonché d'un certain nombre de crânes, de demi-crânes, de maxillaires. Tous dessinés avec la précision méticuleuse de Carpaccio. Le Calvaire s'appelait en hébreu ou en araméen "Golgotha", le lieu du crâne, et il était traditionnel de figurer un crâne humain au pied de la Croix..
Crânes et morts ressuscitant
Carpaccio, en matière de crânes, va dans la surabondance. Outre de très reconnaissables crânes humains, on distingue, derrière et sous la Table, des demi-crânes inconnus, qu'il m'a fallu identifier dans des encyclopédies : contre le pied : grue cendrée; à droite du pied : alligator; à gauche, renversé : dromadaire; au-dessus de la couronne d'épines,plusieurs crânes d'homme, ailleurs un simple maxillaire...
Que font-ils là ? C'est comme si la mort du Christ évoquait nécessairement la mort de tous les êtres animés, comme s'ils étaient tous liés ontologiquement au Christ. Il faut se souvenir que Saint Paul appelle Jésus "Le premier-né de toute la création", et pas seulement "la Tête du Corps mystique de l'Eglise".
Et puis, conformément au détail de l'évangile que j'ai signalé en commençant, des morts ressuscitent. Ici, Carpaccio reprend l'iconographie de son contemporain Luca Signorelli : des corps décharnés tentent, en s'appuyant des bras, de sortir de terre – comme s'ils n'avaient pas eu droit à une tombe, ils s'expulsent de terre directement. Détail horrible : l'un d'eux n'a pas récupéré sa tête.
Ces ressuscitants, qui devraient rayonner de la gloire du Salut, sont horribles.
On trouvera à Orvieto un grand tableau de Luca Signorelli, illustrant la scène apocalyptique du Jugement dernier : au dernier jour, à l'appel de la trompette céleste, les morts ressusciteront pour subir, en même temps que les derniers vivants, le Jugement Dernier.
Voici l'ensemble de cette fresque :
Et voici un détail des ressuscitants :
Les grottes
Nous voici au troisième étage, l'étage du Tombeau. On ne sait par quel souci trinitaire, ou par son goût de la surabondance, Carpaccio a mis une triple grotte.
La plus grande, à gauche, est le tombeau destiné à Jésus. Deux hommes enturbannés (ce qui signifie : juifs) s'efforcent à ôter la pierre si lourde, celle qui sera renversée lors de la Résurrection. Un troisième homme, vieux comme les autres et fort bien vêtu, veut soulever une grande bassine destinée à une purification rituelle, ou à l'ultime toilette du mort.
La deuxième grotte, un peu plus petite, collée à la première, est béante. Elle simule un mauvais arc de triomphe. Or juste devant elle, il y a de nombreuses ruines romaines, dont un évident débris d'arc.
Ce n'est plus un Imperator qui triomphe, mais Jésus, qui dans deux jours ressuscitera.
La présence de débris romains était fréquente aux XV°-XVI° siècles, dans la représentation des Crèches. Mêlés à une chaumière, un pilier ou une arcade de pierre; ils signifient que l'empire romain est une ruine sur laquelle pousse la nouvelle religion, le Royaume de Dieu.
Par le trou béant, on voit un chemin sinuant au loin, avec des personnages qui montent au Calvaire. Lequel laisse apparaître son sommet au-dessus du tombeau de Jésus.
A gauche du tableau, on retrouvera, dominant tout, la montagne du Calvaire.
Le même chemin sinueux y continue, des hommes, dont trois cavaliers y montent ou en descendent. Les deux croix des "larrons" sont classiquement en T, celle de Jésus aussi mais surmontée par la fameuse inscription de Pilate. Dans son souci du détail, Carpaccio a disposé un bois incliné qui ne peut être que la fameuse échelle qu'on voit dans toutes les Dépositions.
Troisième grotte accolée et plus petite.
Elle semble en ruine, ou abandonnée, jonchée d'ossements; on peut voir par la porte béante et la fenêtre deux autres portes, de part et d'autre d'une fenêtre, dans la paroi du fond. Noires comme si elles étaient murées, et pourtant leurs vantaux de pierre sont descellés, l'un appuyé au mur, l'autre basculé vers nous et sortant à demi par la fenêtre du devant, au dessus d'un squelette au garde-à-vous, les pieds cernés de crânes.
Les débris humains, comme s'ils avaient débordé de cet ossuaire, se retrouvent jusque sur une petite table de marbre brisée, à la gauche de laquelle un homme, vêtu de noir et rouge, a l'air de gratter la terre pour y trouver des ossements.
Si l'on fait le compte des crânes à l'extérieur de cette grotte, on arrive à onze, comme les Apôtres après la mort du traître Judas Iscariote…
Au dessus du toit de cette grotte, une scène insolite, fantastique : deux arbres ont poussé dans la pierre. Contre celui de droite, mort éventré par la foudre, un homme en tenue moderne, noire avec chasuble rouge, joue de la trompette, cependant qu'un autre est assis près de l'autre arbre, bottes et chapeau noir à plume, il fait un geste de la main comme s'il parlait au musicien.
Je suis fort étonné de détails si fantaisistes, dignes de Jérôme Bosch, dans chez Carpaccio, qui nous a habitués à de nombreux détails, mais tous réalistes. Le musicien tente-t-il de parodier pour son compère la trompette du Jugement ?
Du reste, des plantes et surtout des arbustes ont poussé sur les épais toits de pierre des trois grottes. Triomphe de la vie sur la mort ? On sait quel pouvoir ont les végétaux de se faire eux-même leur terreau dans la pierre ou le ciment, par la production de je ne sais quels sucs dissolvants.
Mais il y a, parmi, une petite cabane. La vie des hommes aussi continue. Bous en verrons un autre témoignage dans le tiers droit du tableau.
Partie droite du tableau
Un arbre donc, auquel est adossé le vieux méditant près du Christ étendu, sépare le tableau à peu près aux deux tiers de sa largeur. Regardons le tiers de droite.
Au devant, au-dessus de diverses fleurs rouges, et notamment d'une rose trémière noire avec deux belles fleurs rouges – décidément ces deux couleurs associées parcourent la toile – on voit trois personnages en tenue "biblique". Debout, vu de dos, il doit s'agir de Saint Jean; les deux femmes écroulées à terre l'une contre l'autre ne peuvent être que Marie mère de Jésus, vêtue comme toujours de rouge et de bleu, le visage verdâtre renversé sous son fichu blanc, et Marie Madeleine qui la réconforte. Ce sont les trois qui restèrent debout au pied de la Croix.
Au-dessus de ce groupe, des personnages de plus en plus petits occupent un espace profond qui monte jusqu'à la mer.
D'abord deux femmes, qui ressemblent à celles du premier plan, à demi cachées par un repli de terrain,
marchent sur un chemin. Plus à droite, un peu plus loin, on voit nettement ce chemin, où marche un homme seul. Il ressemble à s'y méprendre à Jésus tel qu'on se le représente au temps de sa prédication. Mais à qui s'adresse-t-il ? Probablement à deux autres femmes, voilées, debout près du chemin.
Et cela sinue sans fin, mais désormais, marchant vers la gauche, tournant le dos à Jésus et aux Saintes Femmes, ce ne sont plus que des "Juifs" enturbannés, à pied ou à cheval, dont le premier(ici hors champ) apparaît entre une colonne romaine brisée et le troisième tombeau.
Leur défilé (ils se défilent!) se fait à l'extrémité du paysage de terre. Au-delà (pour nos yeux : au-dessus), c'est un paysage de montagnes entourant une eau où naviguent deux minuscules voiliers. S'agirait-il du Lac de Génézareth, où se situent plusieurs scènes de l'Evangile, notamment la Tempête apaisée ?
Les montagnes qui le bordent semblent désertes. Au fond, dans une brume, la plus haute se distingue par un détail qui me semble typique de Carpaccio : un pont légèrement incliné va d'un rocher à une citadelle. Cela évoque la vie humaine qui continue, avec ses châteaux-forts manifestant à la fois l'orgueil du prince et la protection qu'il donne à ses sujets, avec ses ponts qui, depuis les Romains, sont la plus sacrée des architectures, celle qui permet de faire communiquer les gens de part et d'autre d'une "frontière naturelle".
Tout ce lointain est, à l'échelle du tableau entier, fort bas, infiniment plus bas que le Calvaire, exactement à la hauteur du trompettiste et de son compère, qui ne savent pas qu'ils sont si proches d'un évènement de portée historique et sacrée, et font leurs petites affaires en dehors de l'histoire.
A quoi s'oppose cet homme méditatif.
Nous allons maintenant contempler des tableaux de méditation.
Carpaccio : Sainte Conversation
Le tableau qui porte ce nom est à Avignon, au musée du Petit Palais. Ainsi nommait-on jadis toute réunion de saints personnages. Sur le devant, séparés du paysage, une Madone à l'Enfant, avec le petit Saint Jean tout nu à ses pieds, est assise sur un trône, avec de part et d'autre, deux femmes et deux saints.
Le dernier plan, sous l'arche entière, est bourré à craquer. Un petit lac (où l'on distingue Jésus bénissant un de ces personnages qui venaient se faire guérir), puis un pont, un beau pont de pierre à trois arches; il s'agirait donc d'une rivière. Et puis des tours carrées, des clochers, un roc à pic portant une citadelle qui est à la médiane, sous la jointure hasardeuse de la grande arche. Elle est faite de rochers en carton-pâte qui évoquent ceux de Mantegna ou de Signorelli. Elle culmine à la médiane du tableau, pile au-dessus de la Madone. Les rochers qui vont de part et d'autre arrivent à se rejoindre, mais comme s'il y avait fallu une passerelle, on a planté des rambardes métalliques. On entre dans la demi-arche de gauche par une sorte de porte ronde taillée dans le roc. Par quoi l'on accède à Saint Jérôme, son lion, son crucifix géant, sa cabane.
Il faudra descendre jusqu'au bas de l'autre demi-arche pour trouver un autre ermite, qui confesse un moinillon devant la porte de la grotte qu'il habite.
Ces étranges rochers chez Mantegna (Agonie de Jésus)
et dans la Crucifixion de Luca Signorelli :
et dans un autre tableau de Carpaccio : "Méditation sur la Passion"
Carpaccio : Méditation sur la Passion
C'est une méditation sur la Vie et la Mort. Jésus, qui est censé être mort, est sur un trône de marbre où il se maintient assis tant bien que mal. Deux personnages facilement identifiables pour les gens de l'époque, le flanquent, assis à gauche et à droite : Saint Jérôme, vieux, à peine vêtu, le "Jérôme pénitent", a laissé entre ses pieds nus ses deux socques de bois. A droite, assis sur un cube de marbre bizarrement brisé à la base, c'est Saint Job. Sa présence est justifiée par un fameux passage du Livre de Job : "Je sais que mon rédempteur est vivant", que l'intarissable Jérôme avait commenté comme une annonce de la résurrection du Christ.
Ce passage est inscrit en hébreu (ou pseudo-hébreu selon certains commentateurs), parmi une quantité d'autres.
Le thème Mort et Résurrection est illustré de diverses façons. Aux pieds de Jésus, tout debout, la couronne d'épines, noire, dépourvue de sang, évocation et non représentation historique. Des restes d'ossements entre les jambes de Job s'opposent à cet oiseau qui s'envole au-dessus du Christ, symbole de sa résurrection.
Le fond lui-même est signifiant, qui oppose un arbre mort et des rochers (à gauche), à un fertile et profond paysage habité à droite - celui-ci s'élève au dessus d'un oiseau rouge et d'un tigre et une biche allant se désaltérer, thème paradisiaque.
Reste à comprendre le geste du méditatif Job. Que montre-t-il du doigt, dans la même direction que son regard vide ?
Il n'y a rien à voir dans le bas. Si ce n'est, mal indiquée, cette couronne d'épines noire et aussi dépourvue de sang que le front du Christ, appuyée tout debout au socle rouge du trône…
Peut-être son geste fatigué nous désigne-t-il, nous. Comme l'autre vieux tournait les yeux vers nous.
C'est donc nous qui sommes invités à méditer sur la Passion de Jésus. Encore nous faudrait-il connaître l'hébreu !
En guise de conclusion
Dans les tableaux que je viens d'évoquer, nous pourrions voir en arrière-plan, comme dans l'abondante Histoire d'Ursule, un défilement analogue de toits, tours et cheminées, cependant que, défiant la réalité, les rochers de carton s'élèvent, se joignent en arche, se creusent de logettes troglodytes, portent sur leurs sentiers et leurs marches des bonshommes actifs ou contemplatifs.
Finalement, mieux que certains habiles romanciers américains ou japonais, il installe à son gré la Commémoration, la légende, le fantastique, les compose et les unifie dans un jeu de significations et de symboles, et s'impose par une mise en page impeccable et le dessin le plus précis - sans jamais oublier ce que les actuels professeurs d'écriture romanesque appellent "l'effet de réel".
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