Salomé
L'Evangile relate comment Saint Jean Baptiste fut emprisonné par le roi Hérode, à qui il reprochait son mariage. Hérodiade, l'épouse du roi, souffla à sa fille, la très jeune et très belle Salomé, de danser devant le roi; ce qu'elle fit au plus grand plaisir d'Hérode, qui lui dit : "Demande-moi ce que tu veux". La jeune fille répondit, selon l'inspiration de sa mère : "La tête de Jean Baptiste sur un plateau d'argent".
Cette histoire fut le prétexte d'un célèbre opéra de Richard Strauss.
Guercino
représente la scène des coulisses : le bourreau,dans la prison, remettant la tête coupée. Les deux femmes, fille et mère, ont l'air bien correctes ! Ce tableau est au musée de Rennes.
Caravage
La décapitation du saint fut un de ses derniers tableaux . Arrière de prison, reclus regardant la scène derrière leurs barreaux, femmes assez effrayées... Le sang du saint, à qui le bourreau va donner le coup de grâce, s'écoule par terre et se transforme en la signature du peintre. Caravage était condamné à mort et parcourait l'Italie et la Sicile pour y échapper en attendant que le pape lui fît grâce.
Le Grand Maître de l'Ordre de Malte, qui l'avait reçu dans l'ordre, ne s'aperçut même pas que l'officier qui commande du doigt était son propre portrait !
Caravage, obsédé par le thème de la décapitation -comme on le voit dans ses représentations de David portant l'énorme tête de Goliath - montra la remise de l'horrible plateau d'une façon étonnante : la femme qui reçoit a deux têtes, celle de la mère sortant de sa propre épaule. La mère, très vieille, croise les doigt avec pitié; la jeune fille détourne la tête. Il est évident que Caravage ne s'en tient pas à la lettre de l'évangile : Salomé n'est pas une adolescente, sa mère Hérodiade n'est pas l'affreuse rancunière qui l'a poussée à demander la tête du prophète. Cette mise à mort est vécue par lui d'avance, la tête du saint est celle même de Caravage. Que représentent pour lui ces deux femmes jumelées ?..
Bernardino Luini bien avant lui, avait montré la ravissante détournant la tête. Elle est ravissante et lisse, le sang qui dégoutte de la tête tranchée affirme bien l'horreur de la chose.
Et voici plusieurs représentations de la jeune fille au plateau, dont certaines sont d'une suavité insupportable.
Andea Solario, vers 1500, soit un siècle avant notre Caravage, traita par deux fois ce sujet :
Guido Reni,
toujours lisse et serein, vers 1620 : la Salomé semble nous l'offrir, son saint ! Elle est habillée chastement et richement, avec un turban pour faire exotique...
Titien
en 1515, soit un siècle avant Caravage. Sous le titre de Salomé, à la Galerie Doria Pamphili, Rome. Qu’il s’agisse ici d’Hérodiade portant la tête de Jean-Baptiste, et que la très jeune fille près d’elle soit sa fille et danseuse Salomé, ou qu’elle soit Judith avec sa servante (jeune cette fois), et que la tête soit celle d’Holopherne, on peut en disputer : querelle assez futile.
Car il y a bien là une tête d’homme décapité, cela suffit. Ici la douceur, qu’on devine répandue dans le monde entier (celui-ci étant suggéré, sous la courbe pure d’un arc de pierre, par ce ciel où la nuée blanchâtre se fond à un azur clair), la douceur ici est l’unique climat, et l’unique sentiment qui s’infuse dans les gestes, et lisse la peau, et auquel les trois visages s’adonnent ou s’abandonnent. La fanciulla qui est à gauche, une enfant encore, lève le visage et les yeux vers la jeune femme aux cheveux d’or. Celle-ci a la tête inclinée vers l’enfant comme si elle lui était liée par une ancienne familiarité. Le regard de la femme cependant ne va pas vers son amie, mais dans la direction où est le visage mort. Dans sa direction approximativement, car elle est trop en rêverie pour le fixer vraiment. Le mort, lui, a les yeux clos sur son secret. Son profil est tourné de telle façon que la pointe de sa barbe atteint le bord droit de la toile, indiquant, comme fait la main qui porte le plat d’argent, un extérieur, un au-delà – lieu dont nous ne savons rien, et vers quoi s’en va le double regard féminin, celui de la plus jeune étant relayé par celui de la grande. La tendresse qui les rapproche redescend vers le mort, et la même lumière les caresse, sans conflit de ténèbre.
Ou bien est-ce la sérénité du mort qui leur revient et les imprègne ? Cette mort accomplie est portée comme un bonheur ineffable. Et devant ce profil d’homme serein et clos, je pense au Dormeur de Rimbaud, à ce poème du sommeil presque heureux, à ce désir rêvé de mourir jeune, “mourir comme on s’endort”. Cachez l’étroit arceau d’argent qui dessine le plateau où repose la tête, seul indice d’une mort réelle, comme les deux trous rouges au côté droit qui viennent finalement, tardivement, au bout de la litanie du sommeil chez Rimbaud... que reste-t-il ? un homme endormi dans la paix. On ne montre pas son corps, mais celui-ci serait allongé à droite, au-delà du cadre, dans ce lieu absent désigné par la barbe et la main, et vaguement cherché par le regard de la femme. Le bras dont la courbe lisse et tendue est tendresse et fermeté, le bras d’une épouse ou d’une amante soutient cette tête et l’entoure à la fois
Pourtant le plateau est là, irrécusable, et notre artifice ne peut longtemps l’ignorer : c’est bien la mort ici qui est cause de cette paix, qui l’engendre, qui la répand sur les vivants et le mort, sur le ciel, dans le mur noir et la porte verrouillée, dans l’élégance négligée du manteau rouge qui tombe de l’épaule, dans les mèches frisées, dans l’ovale du visage et la rectitude du cou, l’oreille précieusement ourlée, la gorge lisse.
Et cette mort est issue du meurtre le plus prémédité, du traquenard, de la séduction. Cette mort qui a pris la forme terrifiante de la décapitation qui coupe en deux, comme un bout de bois, comme un légume, un merveilleux corps d’homme qui vivait enrobé dans sa peau. Dissocie d’un coup les membres de la tête, la tête qui a une bouche, des yeux, une pensée, trente ans de vouloirs et de souvenirs.
Est-ce dans la destruction de cette unité humaine, dans le sectionnement de cette unité virile, que la femme atteint non pas l’ivresse hystérique de la revanche, mais cette paix, qui imprègne son corps entier, le délasse, le maintient debout ?
Est-ce la sainteté accomplie du prophète, s’il s’agit de Jean Baptiste, mort de ne pas se renier, qui illumine et inonde sa persécutrice, comme ferait la Grâce ?..
L’esprit se perd dans le silence sans fond du Titien.
Il faudra atteindre la fin du XIX° siècle pour que le poète Mallarmé se fasse un mythe d'Hérodiade (qu'il confond avec Salomé) et que son ami Gustave Moreau s'attache à la petite danseuse nue et à la vengeance du ciel qui s'exprime par la terrifiante apparition du visage décapité.
Ainsi ai-je exploré un des thèmes les plus cruels de la Bible des peintres. L'autre tueuse à la grande beauté s'appelle Judith, elle décapite de ses propres mains au nom de Dieu.
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