Comment prier dans une coquille de moule
Jérôme, un saint légendaire
Il n'y a pas de saint auquel on ait consacré autant de tableaux : plus de trois cents rien qu'en Italie.
Il fut le traducteur de la Bible en latin, un théologien aux écrits innombrables, un fondateur d'ordre religieux, et selon la Légende Dorée, il vécut nu au désert en se mortifiant devant un crucifix, il fut battu par des anges pou avoir pris trop de plaisir à la lecture des païens antiques, ôta une épine de la patte d'un lion, qui le suivit comme un chien-chien.
Disons d'abord que, simple prêtre romain, Jérôme est traditionnellement représenté en cardinal.Même lorsqu'il est figuré comme un anachorète avec une croix, un crâne et une Bible pour toute ornementation de sa cellule, il est souvent représenté avec un chapeau rouge ou un autre signe comme le manteau pourpre pour indiquer son rang de cardinal.
Cette représentation est anachronique, puisque le cardinalat est créé vers l'an mille ; elle est due à la période romaine de Jérôme au cours de laquelle il fut le secrétaire du pape Damase Ier.
L'iconographie de Jérôme a fait souvent appel à sa légende : par exemple, sa pénitence au désert.
L’ascétisme revendiqué par Jérôme conduit à des représentations dans le désert où il faisait pénitence avec des pierres, des fouets ou d'autres moyens de pénitence.
Là encore les représentations sont anachroniques dans la mesure où Jérôme est souvent dépeint comme âgé lors de sa présence au désert, alors qu'il avait entre 25 et 30 ans à cette période.
Jérôme Bosch : Saint Jérôme en prière
Saint Jérôme pénitent par Jérôme Bosch. Le peintre visionnaire, que l'on croit souvent emporté par sa seule fantaisie, va au fond des choses dans ce tableau qui célèbre le fameux saint.
Il est dans la tenue pénitentielle du désert, sa poitrine nue serait disponible pour des coups de caillou, mais non ! ce n’est pas cela, la pénitence. Il vient d’ôter sa pourpre et son chapeau de cardinal. Ainsi défait d’un apparat futile, il est vêtu "de probité candide et de lin blanc". Il est tonsuré comme un moine - qu’il était effectivement dans les solitudes d’Antioche. Derrière lui, outre le chapeau rouge, gît un livre fermé, car l’heure n’est pas à la bible ni aux commentaires sur la bible.
A ces deux objets rouges répondent deux formes rouges à gauche. L’une sert de capuchon ou de plumet à l’espèce de coquillage de moule où l’homme est inséré - comme d’autres fois chez Bosch figurerait un damné dans la bouche de l’enfer - mais il est encore en vie, il prie à toute force. Aplati, prosterné, rien ne l’écrase pourtant, rien ne le torture.
L’autre objet plus bas, à proximité d'un assez misérable lion (le légendaire lion qui accompagne Jérôme), est une caricature de bonnet cardinalice. Il a la forme d’une sphère creuse éventrée, qui gît à demi engloutie dans une mare noirâtre ; dans celle-ci se reflètent comme des échos du tronc pourri sur lequel il a jeté son manteau rouge aux beaux plis. C’est le ‘ça’ comme disaient les fondateurs de la psychanalyse.
Au désert, Jérôme a toujours une grotte à proximité, son logis présumé. Certains peintres ont fait de splendides falaises, comme Giovanni Bellini.
Or pour Bosch, amoureux de formes animales plus ou moins retouchées, une moule lui tient lieu de grotte. Mais c'est une grotte transposée au registre spirituel. Le coquillage porte par-dessus son toit tout un édifice écroulé - et stable parce qu’écroulé : cela ne pourra pas tomber plus bas. On dirait l'amplification d'un casque... Voir Saint Paul décrivant l'armement du chrétien.
L'objet est une caricature à peine identifiable de tête de chouette, surmontée de ronces, trône sur des débris végétaux ferrugineux et un oeuf de pâques peinturluré et crevé.. Et à droite, sans rien d’écrit dessus, la Table de la Loi de Moïse. A gauche, une tablette renversée fixée sur un bout de colonne, qui sert de terrain de jeu à deux jolis lézards. Mais de même que l'oeuf est percé de trous, ici la colonne s'avère être un tuyau d'où tombent des gouttes.
Prenons une vue plus large, nous voyons que ce "casque" porte une sorte de termitière terminée par un plumet.
Minéral, végétal, animal aussi : il y a un oiseau perché et un nid. Bosch convoque au-dessus de l'homme priant tous les éléments de la nature.
Tout cet ensemble est clos par une sinueuse haie sombre, au-dessus de laquelle se montre un paysage paisible et profond. Sur son devant, une mare, propre celle-là (au contraire de celle du bas qui doit représenter les péchés ou les détritus de l'âme) , une église, une grosse chaumière. Plus loin, des montagnes boisées, un pont sur un supposé affluent, un lac. Les tons bleutés, la profondeur, on croirait un de ces paysages vastes et reposants où Patinir situait des personnes saintes. Le paysage si plein de vie et de détails, cette profusion, c'est le monde dont le solitaire s'est retiré, au moins le temps de s'adonner à la prière.
Dans la moitié inférieure du tableau, que j'appellerai la zone du pénitent, divers animaux incarnent la vie animale ; en bas à gauche, un minuscule lion, nous l'avons vu, dérisoire comme le fameux lion de Saint Jérôme, apprivoisé et gardien d’âne, dont parlait la Légende dorée : il se demande s’il peut boire à la mare.
Les lézards on en a parlé.
Enfin à droite, sur la branche morte du tronc pourri, une jolie petite chouette veille de son regard sagace sur le manteau pourpre momentanément rejeté. Elle a pour compagnie un passereau que ça n'intéresse pas...
Amour des petites bêtes ! Tout en bas, dans ce qui semble un cloaque, on distingue si on est attentif deux petits canards et encore un oisillon, et un autre à gauche, plus petit encore !..
Ce tableau peuplé d’idées sous forme végétale et animale honore un Jérôme prosterné, dans une posture de piété que je trouve plus admirable que tous ces fanatiques presque nus à genoux, yeux au ciel, pierre à la main, qui figurent généralement ce saint au désert...
Un exemple, antérieur à Bosch : Cosmé Tura
Le pénitent (qui porte d'avance l'auréole du saint) lève les yeux au ciel pour dire à Dieu : regarde mon caillou comme il est gros et ma poitrine comme elle est dénudée ! Vous avez remarqué la chouette qui profite du spectacle, et dans le fond à droite ces gens au loin : sans doute la petite communauté qu'il réunissait. On sait que, en 385, deux femmes au moins, Paula et Eustochium, l'accompagnèrent en Palestine puis en Egypte, menant depuis des années déjà la vie des ermites du désert.
Rien de ces gestes furieux chez le Jérôme de Bosch.
Il est l’humilité incarnée.
Il prie, les mains jointes, et sa paix est assurée par la grotte animale où il est enfoui, la tête tourné vers le fond comme une étroite abside.
Le grand crucifix, qui ne le quitte dans aucun tableau, il l’a pris entre ses bras ; ce n’est pas vers lui que sont tournées ses mains jointes. Presque à plat ventre sur le crucifix, Jérôme le regarde, tête à tête tranquille, éternel.
Il a jeté derrière lui les honneurs inutiles à la prière ; oui, même la Bible qu'il travailla à traduire de l'hébreu en latin pendant la moitié de sa vie, n’est pas nécessaire à son oraison. Le manteau pourpre et le chapeau de cardinal que la tradition lui attribue, il n'en veut pas, et son crâne tonsuré suffit à le désigner comme homme d'église. Un immense bazar de choses pourtant honorables, "Jéhovas et colonnes" comme disait Rimbaud, chouette, vaine babel devenue termitière et perchoir, rien de cela ne peut atteindre son attention : il a au-dessus de lui un couvercle efficace, la valve supérieure de la moule.
Cependant le monde extérieur existe, coexiste avec l’effort (la reptation) du saint vers le monde intérieur.
Un monde paisible, accordé à la paix de son âme.
Voilà comment le fantastisque de Jérôme Bosch exprime la sainteté de son saint patron.
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