COSMOS Iconologie

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Visitation

La Visitation de Pontormo

 

J'avais offert à mon vieux frère la carte postale de cette Visitation de Pontormo, celle de 1528, comme une image sainte d'un rare génie, fascinante, et il l'avait épinglée devant son bureau. Ce qui me frappait le plus, c'est ce bloc de femmes en robes amples, sorte d'OVNI ovale qui flottait dans un espace sombre, ou qui se tenaient serrées pour une ascension commune. Maintenant qu'on a restauré cette peinture insolite, on voit encore mieux qu'elles se tiennent : les deux de profil se tiennent par les bras; des deux de face l'une encastrant son visage entre celles-là, l'autre la jeune passant sa main quelque part sous le manteau de la jeune de profil.

 

 +Pontormo_Visitation ancienne  cosmos.jpg

 

Il est entendu, à cause du titre, que les deux femmes de profil, qui se regardent si intensément, sont Marie et sa cousine Elisabeth, celle qui a conçu dans sa vieillesse, et dont le fils, cousin de Jésus, sera appelé Jean, - c'est lui qui baptisera dans le Jourdain.

Les deux autres femmes sont aussi une jeune et une vieille, mais si liées soient-elles aux deux protagonistes, elles nous regardent de face. De sorte que, à part le titre, ce tableau est d'abord une étonnante énigme.

 

Grâce à la récente restauration, plus de ciel sombre, des couleurs douces et éclatantes,  de la même qualité que l'on voit dans la Descente de Croix du même Pontormo. La bizarre architecture de rue apparaît franchement, et l'on distingue parfaitement les deux personnages hors d'échelle qui nient les proportions et du même coup la perspective.

 

 +Pontormo_Visitation (restaurée) Cosmos.jpg

 

On peut les comparer.

 

+Montage Visitation avant après Cosmos.jpg

Les seuls personnages (minuscules) qui apparaissent mieux après la restauration :

 

+Pontormo_Visitation - petits personnages.jpg

 

 

Donc les deux personnages évangéliques sont devenus quatre, deux de profil et deux de face, et les deux de profil n'avaient littéralement rien à voir avec les deux autres, car elles se regardaient l'une l'autre, tandis que les deux de face, qui leur ressemblaient, ne regardaient personne -ou nous regardent, visiteurs. Elles avaient braqué une fois pour toutes leurs yeux vers l'avant, dans l'attente d'un visiteur d'église ou de musée qu'elles happeraient au passage. Ces quatre yeux n'attaqueraient personne, ne verraient personne. Elles se tiennent debout regardant droit devant elles, elles n'ont rien à voir; elles ne voient pas l'autre duo de femmes, dont les profils se font face, et qui se regardent l'une l'autre si intensément. Ne voient pas cette étreinte douce de leurs bras, ce regard mutuel d'une telle tendresse, d'une telle profondeur. Bien sûr, si nous qui passons n'avons pas été immédiatement happés par cette scène sublime qu'elles jouent entre elles - de profil ignorant notre monde et notre présence - , ces deux femmes si vivantes, c'est vers elles que les regards vides, les yeux figés et morts nous renvoient aussitôt.

 

les 4 en buste.jpg

 

Roger de Piles, en 1708, écrivait : « La véritable peinture est donc celle qui nous appelle (pour ainsi dire) en nous surprenant » et « le spectateur surpris doit aller à elle, comme pour entrer en conversation avec les figures qu’elle représente »

Il faut tout de suite noter que les deux qui nous regardent ou du moins nous font face, n'ont pas d'auréoles. Les véritables personnages (évangéliques) sont celles qui se font face, et que nous ne voyons que de profil, nous "en tiers".

 

Regardons de plus près ces deux voiles gris, dont celle de face porte une variante, semblable à celui de Maria Salviati que Pontormo a portraiturée avec sa fille :

 

 

+Pontormo_les deux vieilles cosmos.jpg

 

 

montage coiffe vieille.jpg

 

 

Et les cheveux roux (on disait : blond vénitien) de la double jeune femme, qui peuvent se donner comme la face et le profil de Marie, même si elles ont un peu changé de coiffure et échangé les couleurs de leurs voile.

 

 +Pontormo les deux jeunes cosmos.jpg

 

 

Il faut pourtant bien reconnaître que ces quatre femmes debout, deux jeunes et deux âgées, debout, à peu près de la même taille, toutes quatre avec leurs grandes robes leurs manteaux et leurs voiles ou fichus qui échangent entre elles leurs couleurs, elle semblent faire un ensemble soudé, elles forment la ronde.

Regardez leurs pieds. Première chose étonnante : alors que, selon l'évangile, c'est Marie qui va voir sa cousine "en grande hâte", ici c'est Elisabeth qui fait un pas vers elle, tandis que les pieds de Marie sont immobiles, à plat sur le sol.

De la vieille qui passe le visage entre les cousines, un pied apparaît, qui semble à plat aussi. La plus remarquable est la jeune de gauche, dont les pieds l'un et l'autre posés sur les pointes renforcent l'idée de la ronde. Elle voudrait lancer cette ronde; sa jambe droite passe devant l'autre, légèrement fléchie, et cette jambe m'interroge.

 

 

+Pontormo_Les pieds cosmos.jpg

 

 

On en voit une semblable dans la Vierge de cette Annonciation en deux parties que Pontormo peignit en 1528 sur le mur de la Cappella Caponi, à Florence. (Mais cette dernière monte un escalier et se tourné vers l'ange qui est peint plus loin à gauche).

 

Montage_Pontormo jambes Annonciation Visitation.jpg

 

 

Ces revues de détails ne nous mènent pas très loin...

Venons-en à l'essentiel. Et pour commencer, lisons le texte évangélique. Evangile de Saint Luc, dans les chapitres qui lui sont propres et qu'on appelle "Evangile de l'Enfance", où seul des quatre évangélistes il raconte une scène aussi dépourvue de témoins que l'Annonciation.

 

Luc chapitre 1°, à partir du verset 35,  fin de la Salutation angélique.

 

L'ange lui dit : "Esprit Saint viendra sur toi et Puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. Et c'est pourquoi l'enfant né sera saint, on l'appellera Fils de Dieu. Et voici qu'Elisabet ta parente, elle aussi a conçu un fils en sa vieillesse, et ce mois est le sixième pour celle qu'on appelait stérile. Car aucune parole n'est impossible à Dieu."

 

Marie dit : "Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon ta parole !"

 

Et l'ange la quitta.

 

Or Marie se leva et partit en ces jours-là pour la montagne, en hâte, vers une ville de Judée. Et elle entra dans la maison de Zacharie et salua Elisabet.

 

Or voici, lorsque Elisabet entendit la salutation de Marie, l'enfant tressaillit dans son sein. Elisabet fut remplie d'Esprit-Saint, elle poussa un grand cri et dit: "D'où me vient que la mère du Seigneur vienne à moi ? Car voici : dès que le son de ta salutation est venu à mes oreilles, l'enfant a bondi d'allégresse dans mon sein. Heureuse celle qui a cru Que s'accomplirait ce qui lui avait été dit de la part du Seigneur !"

Et Marie dit : "Mon âme magnifie le Seigneur, et mon esprit a tressailli d'allégresse en Dieu mon sauveur."

 

(Traduction de Lucien Deiss)

 

La traduction latine, la seule que connaissait l'Eglise, fait un parallèle plus net encore que le grec ." Exultavit in gaudio infans", et "exultavit spiritus meus".

 

Parallélisme aussi de l'inspiration du Saint Esprit qui fait crier la vieille cousine et Marie inventer le Magnificat.

 

 

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Une parenthèse iconographique, avant de rejoindre le texte et le tableau.

Parmi les rares épisodes de la de Marie tels que les rapportent les quatre évangiles reconnus, trois seulement ont attiré les peintres. Il y eut beaucoup de Marie debout au pied de la Croix, un nombre incalculable d'Annonciations. Les peintres et sculpteurs inventèrent en outre la Pietà, Marie recevant la dépouille de son fils. Je ne parle pas des innombrables Nativités aux bergers ou aux mages, ce ne sont pas spécialement des épisodes de la vie de Marie. Et très peu de Visitations.

 

Sujet moins intéressant peut-être. Montrer une jeune femme sur une colline, allant rendre visite à une vieille, faire comprendre qu'elles sont enceintes, montrer leur étreinte, ou leur inspiration ? Les quelques Visitations qu'on peut repérer montrent une poignée de mains, deux femmes plus ou moins courbées.

 

 

Rogier de la Pasture

 

Rogier_Visitation - Leipzig  BD.jpg

Les deux cousines sont visiblement enceintes et portent mutuellement leur main sur le gros ventre, comme pour sentir le bébé. Tableau très silencieux. Les regards rêveurs, le paysage léger...

 

 

Fra Angelico, 1434, Cortone.

 

Fra Angelico_visitation-1434 - Cortone   bd.jpg

 

Frère Angélique, le saint moine, avait le sens du Mystère. Embrassade mutuelle, même hauteur des deux femmes debout, échange des regards.

Mais dans le paysage presque irréel du Lac Trasimène, qui est donc cette femme qui monte la colline, voilée de blanc ? Discrètement à la porte, une servante. Celle de gauche regarde, la plus proche écoute...

 

 

1494. Domenico Ghirlandaio, au Louvre.

 

Ghirlandaio_Visit.MarieJacobé & M.Salomé_It.1494 - Lou   bd.jpg

 

Elisabeth est inférieure à la "Mère de dieu". Elle s'agenouille carrément devant elle, et c'est la jeune qui se penche sur la vieille. Et celle-ci lève son regard, ce qui est l'équivalent de sa phrase : "Comment se fait-il que la mère de mon Seigneur vienne à moi ?"

Comme au temps gothique, on ajoute des personnages, de façon à déréaliser la scène, à la placer dans l'éternité où d'autres saintes peuvent la voir. Ici, Marie Jacobé et Marie Salomé.La première semble enceinte, l'autre en bleu joint les mains;  les Saintes-Maries participent, on aura raison de les vénérer en Camargue !

 

 

1503  Mariotto Albertinelli, Florence musée des Offices

 

 

Albertinelli_Visitation -Uff   bd.jpg

 

 

Mon dieu ! elles se serrent la main !

Et cette architecture inutile !..

 

 

1517, Raphaël.

 

 

Raphael_Visitatión   bd.jpg

Je veux bien qu'on mette dans un paysage fictif (et un ciel où flotte un dieu-le-père) la scène de Jésus baptisé par Jean, puisque c'est là que la rencontre des mères et le tressaillement du bébé prend sa signification.

Mais cette Marie qui baisse la tête sur son gros ventre comme une fille qui a fait la grosse bêtise et va l'avouer à une tante compréhensive...Il y a bien quelque chose d'assez vivant dans le regard de la plus vieille, mais il n'a pas compris le parti qu'il fallait en tirer, et qui sera celui de Pontormo : donner la réciproque de ce regard.

 

 

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Et certes, si l'on réduit les choses à ces coordonnées narratives, ça ne valait guère le coup. Ce bébé qui bouge, cet échange d'hymnes, cela convient merveilleusement au déroulement d'un rite, à la nef, au lutrin. Mais comment signifier, en un tableau immobile, un évènement qui ne tient pas beaucoup de place ni de temps : une rencontre secrète, in utero, de deux fœtus, dont l'avenir adulte seul montrera comment ils sont liés - et pas seulement par le cousinage.

Le Précurseur, le Baptiste, celui à qui Jésus vient demander le baptême avant d'aller prêcher, comme n'importe quel pécheur repentant. Qui s'écriera : "Il vient après moi celui qui était avant moi". Celui qui n'oserait pas lui délacer les sandales. Celui qui le montre d'un doigt (flamboyant pour toujours comme une épée d'archange) : "Voici ! regardez ! c'est l'Agneau de Dieu, celui qui emporte le péché du monde !" Celui qui sera assassiné le premier, pour une sale histoire de danseuse nue. Le dernier des prophètes, qui a montré le premier-né de la nouvelle création.

 

Cette rencontre secrète et muette, ce n'est pas à moi d'évaluer son importance historique. En tous cas, elle porte l'évènement de la visite au niveau du Mystère de la Visitation.

 

Pontormo seul s'efforça d'atteindre ce niveau dans une peinture certes immobile, mais chargée d'une telle dose de beauté et d'inattendu, de réalisme et d'irréalité…

 

Où est la jubilation ? Où le prophétisme ? le Mystère invisible est-il indiqué de quelque façon ? Il n'y a que de minces auréoles, qui flottent sur deux têtes seulement. C'est sobre ! A nous d'entrer dans ce silence, d'approfondir, de nous laisser envahir par le mystère.

 

 

Ici je dois laisser la parole à un savant homme, M.Bertrand Rougé.

 

"Le visage est promesse de la voix. Le visage promet ce qui manque à la peinture : la vocifération. Le fait de pouvoir porter le verbe au-devant du visage. Pour saisir la peinture dans cette dimension, il faut donc envisager une situation dans laquelle le Verbe s’incarnerait dans le vis-à-vis de deux regards muets, dans laquelle la voix s’effectuerait dans le "faire face" d’un visage. Cette situation, c’est la Visitation. Pontormo y saisit ce qui, dans la scène, sert le visage et la vocifération de la peinture et, inversement, ce qui, dans la peinture, sert la foi.

 

"De fait, la Visitation est d’emblée affaire de voix et de Verbe. Jean-Baptiste sera la voix qui annoncera le Christ. Zacharie retrouvera sa voix lors de la circoncision de son fils. Mais surtout, entendant la salutation de Marie, Jean-Baptiste tressaille dans le sein de sa mère et Élisabeth pousse un grand cri (Luc I, 39-45). Or, il n’y a pas de scène plus silencieuse que la rencontre des deux femmes peinte par Pontormo. Car tout ici est converti en regards. Toute la vocalité de la scène est convertie en visualité : en vis-à-vis de peinture.

 

"Ayant éliminé paysage et comparses inutiles, il se concentre sur l’événement de la rencontre, sur l’échange des regards – et il prend soin de projeter la scène au premier plan du tableau, en dehors de toute perspective "objectivante", dans la plus grande proximité du spectateur.

 

"Là, Marie et Élisabeth s’étreignent, et l’intensité des regards tendus entre leurs deux visages, comme chargée des mots qu’elles n’ont guère besoin de prononcer, est relayée, amplifiée par celui de la femme qui, entre elles, nous fait face et dont le visage se situe exactement à la même hauteur. Dans le plan du tableau, le regard qu’échangent les deux femmes – ce regard qui fait tressaillir Jean-Baptiste dans le sein d’Élisabeth –, passe par les yeux de la troisième femme qui nous en répercute l’intensité. C’est comme si les deux profils se joignaient en un visage pour nous faire face ."

 

Je trouve remarquable cette trouvaille, qui rend compte de la présence de ces deux femmes ans auréole, témoins, relais.

 

Puis l'auteur se préoccupe de nous, car notre regard aussi entre en jeu.

 

"Les deux profils me font appréhender de l’extérieur le face-à-face dont je suis comme un tiers spectateur, tandis que les deux visages de face me font appréhender le face-à-face tel que chacune des femmes en fait l’expérience : je vois le visage de la Vierge tourné vers moi, tel que le voit Élisabeth; je vois le visage d’Élisabeth tel que le voit la Vierge ; si bien que je me trouve alternativement dans la position de l’une et de l’autre, faisant l’expérience double de la rencontre, d’un côté et de l’autre – mais à chaque fois sous le regard extérieur, tantôt de l’une, tantôt de l’autre –, ce qui me permet, au-delà des visages qui me font face, d’entrer dans le tableau et de participer à la Visitation qu’il représente de profil.

 

Enfin, comme ce tableau suppose ou remplace des voix, il ajoute :

 

"Mais la voix n’est là que sur le mode de l’imminence, de la promesse, de ce qui est à venir, de ce qui est déjà en train de venir, car la peinture ne produit pas de son. D’où la distinction entre les profils auréolés et les faces sans auréoles."

 

En effet, rappelons-le, selon l'évangile, il y a les paroles qu'échangent les deux cousines, il y a le cantique Magnificat que Marie improvise.

Mais il y a aussi, comme en arrière-plan, la parole de Zacharie, le mari d'Elisabeth, qui fut rendu muet lorsqu'elle enfanta, et ne retrouva la parole qu'après avoir écrit sur un bout de papier : "Jean sera son nom".

Puis la voix du Baptiste, cette voix qui crie "Dans le désert, aplanissez la route pour la venue du Seigneur", et qui montrera du doigt le jeune homme du même âge qui vient se faire baptiser et devenir son disciple : "Celui-ci est l'Agneau de Dieu, celui qui ôte le péché du monde".

 

Cette scène chargée de voix, Pontormo a trouvé le moyen de la figurer d'une manière non-réaliste, qui seule permet d'aller vers autre chose qu'une narration. Il y a mis autant d'audace que dans sa Descente de Croix  où il n'y a pas de croix, peut-être plusieurs Marie...

 

Pontormo-deposition2-1528Cappella Capponi Santa Felicità Florence.jpg

 

 

 

 

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 Vous trouverez encore Pontormo dans un autre article :

Les fesses de Cupidon

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J'ai groupé sous la rubrique "Trois peintres visionnaires du Mystère de Marie" cet article et ces deux autres :

 

La Pauvreté Caravage

La Madone Sixtine

 

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12/01/2015
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