Une pierre
Je longeais un mur comme il y en a tant dans ce village, sans y prêter grande attention, heureux seulement, après trop de journées enfermées, de retrouver les ruelles, celle-là est plate et s'appelle "Carrer de la Font de la Grava". Une pierre soudain m'arrêta, je lui fis face, elle était juste à ma hauteur, je la scrutai. Une grande femme passa derrière moi, l'appareil photo au cou, sans me voir.
Cette pierre presque carrée est marquée d'une faille diagonale où s'est insérée une veine rougeâtre : de la couleur de la rouille quand elle a presque mangé un vieux fer. Cette couleur s'était répandue sur tout le triangle à droite. Le reste de la pierre est étrangement composite : de gros cristaux de feldspath, des lamelles noires de mica perpendiculaires à la faille rouge, en bas un gros morceau dense, strié de gris sombre, un peu comme le gneiss. Tout en haut, un morceau de granit clair qui a l'air de se détacher mais il tient bon.
Je suis longtemps resté, fasciné, devant la pierre qui m'avait appelé. Il y avait là un concentré de toutes les formes et de toutes les couleurs que peuvent prendre les roches cristallines. Cette pierre, remontée des profondeurs pendant les millénaires de l'orogénèse, c'était le magma primitif qui l'avait hissée. La torsion et le désordre des éléments, ce rouge de sang veineux, j'y voyais non pas les cristaux et les diaclases resserrés pour toujours, refroidis et durcis depuis un temps immémorial, mais l'éruption même, les flammes et les bulles du magma. Tout se passait à une lenteur telle que, après le hasardeux instant que j'avais surpris, il était vain d'attendre une autre métamorphose. Sur la surface de cette pierre je lisais l'étonnant bouillonnement, les pressions formidables, la mystérieuse cristallisation d'une pâte torride. Mon savoir de derrière la tête me représentait le plissement alpin, la dérive interminable de l'Inde depuis Madagascar, et ce continent errant arrivé à bon port en Asie, lourd d'une colossale force d'inertie, continuant sur son erre et dans un grandiose chiffonnement créait l'Himalaya. J'étais contemporain de ces ères, j'avais la pierre pour témoin comme un photogramme extrait d'un film.
Ensuite seulement je reculai un peu, je balayai du regard tout le mur. Je constatai une fois de plus comment, dans ce monde de granit sombre, les pierres détachées dont on a bâti les murs et pavé les calades sont toutes différentes entre elles. Du grès ocre, ou brun, de compactes ardoises d'un gris très foncé, des granits pustulés par l'acidité des pluies, creux comme de la meulière, aux couleurs abolies, et sur les fondations des maisons d'énormes blocs du granit le plus pesant, parfois éclaircis par l'âge ou au contraire noircis d'une couche charbonneuse, qui est peut-être un très fin et très adhérent lichen. Ainsi de ces blocs arrondis ou pointus qui forment le soubassement du village entier d'Eùs, qu'on voit surgir dans nos caves insolites, provocants, installés comme chez soi avant que viennent les paysans portant leurs pierres pour construire leur maison.
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