COSMOS Iconologie

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La Madone Sixtine

 

Raphaël peignit en 1514 le grand tableau de la Madone Sixtine, la dernière des madones de Raphaël terminée de ses propres mains. La peinture aurait été commandée par les moines bénédictins du monastère Saint-Sixte, à Plaisance, alors qu'ils rendaient visite à Jules II qui célébrait le départ de l'armée française d'Italie. Raphaël fut commissionné pour peindre le retable du maître-autel de l'église Saint-Sixte.

 

 

 

 =Raffaello_Madone Sixtine   BD.jpg

 

 

Cette oeuvre est pour moi d'une beauté si absolue que je l'ai fait reproduire et encadrer, en bonne place dans ma chambre : chaque fois que je sors, je peux m'arrêter un moment devant elle.

 

Rideau

Cette madone qui s'avance sur un amas de nuages semble être une apparition parce que deux grands rideaux verts se sont écartés. Pourtant ceux-ci n'ont rien de surnaturel, on voit la tringle un peu fléchie et les anneaux. On en usait quelquefois pour cacher un tableau, jusqu'à ce que le collectionneur, ménageant son effet, le dévoile aux visiteurs. Ainsi en usait le marquis Vicenzo avec "l'Amour vainqueur" de Caravage. Certains tableaux comportaient un rideau plus ou moins ouvert, comme pour dévoiler une scène intime : ainsi certaine Sainte Famille de Rembrandt.

 

 

 

=Rembrandt_SainteFamille-rideau   BD.jpg

 

 

Enfin il peut s'agir d'un rideau de théâtre : le merveilleux "Séléné et Endymion" de Poussin comporte, occupant plus d'un tiers de la surface peinte, une grande femme à demi nue, debout, qui tire un rideau mais on ne sait quelle scène elle veut nous montrer, car il y a plusieurs actions, sur terre et au ciel, et dans plusieurs ordres de réalité.

 

 

=Diane_et_Endymion_   BD.jpg

 

Notre rideau vert est à la fois un révélateur de scène  et le signifiant d'une révélation.

 

Voiles

 

Outre ce très visible et très grand rideau, la Vierge elle-même porte au moins deux voiles. Sa robe rouge apparaît en bas, dans l'entrebâillement du manteau bleu, l'une et l'autre agités par un souffle dont on ne sait la provenance; le haut de la robe est aussi visible au niveau du buste, portant à l'épaule un délicat piquage, sobre ornement. La manche s'arrête au-dessous du coude, et laisse voir une manche de chemise gris-indigo, qui serre le bras avant le poignet, lui aussi orné d'une simple piqûre. Cette robe rouge laisse donc voir la tête, les mains et les pieds nus. La Vierge ne manifeste aucune fausse pudeur, son regard est exempt de l'adoration et de l'humilité qui la caractérisent dans la plupart des tableaux de nativité et d'annonciation. Elle annonce les grandes et saines Romaines de Caravage, par exemple la madone des Pèlerins.

 

 

 

Les trois voiles. Une écharpe, accessoire fréquent dans les madones de beaucoup de peintres, qui ne cache pas le cou, est jetée négligemment sur l'épaule gauche, où elle va disparaître dans le dos. C'est un ornement caractéristique des jeunes femmes en tenue simple, de nos jours encore. Puis un grand voile ocré, d'un tissu plus épais, qui apparaît au bord droit de sa tête, ne couvre pas les bandeaux de cheveux. Passé au bord droit, voici que ce voile s'enfle d'un vent inconnu – est-ce le Souffle de l'Esprit Saint ? – et s'écarte largement du buste, montrant à la fois son endroit (clair) et son revers sombre et profond comme une grotte. Itinéraire étonnant. Le voile revient sous le bras qui porte l'enfant, reparaît tout mince sous le corps du bébé, remonte sous sa main et disparaît derrière lui; ce qui laisse supposer qu'il va rejoindre le début à droite de la tête de Marie, chose bizarre car le voile serait alors un sac comme les mamans d'aujourd'hui utilisent pour le portage d'enfant contre le corps de la mère. Ou bien le large voile dont on a suivi la course et le gonflement s'enfouit-il quelque part vers le ventre de la mère où il prend fin, cependant que le mince morceau qui sert de coussin au bébé proviendrait du mince morceau qui naît près des cheveux de la madone…

 

Raphael_Sistine Madonna - dét trois voiles   bd.jpg

 

Ce qui est le plus évident, c'est que ce grand voile n'est pas destiné à masquer quoi que ce soit du corps ou du visage. Il est porté avec fierté, révèle la simplicité des piqûres qui l'ornent lui aussi discrètement, pauvrement même. Ce qu'il  a de plus caractéristique est son mouvement gonflant. Ses diverses courbures s'harmonisent avec celle de l'écharpe; si ce n'est le bon goût de la dame, c'est à coup sûr l'harmonie voulue par le peintre, car il y a plus bas, sous le Jésus, un autre jeu courbe dans les plis du manteau bleu.

 

Ce manteau, autre tissu aux plissés beaux et simples, va se trouver, en bas, animé par un souffle moins fort venu de la gauche, mais qui semble coordonné au mouvement de marche en avant qu'esquissent les beaux pieds nus.

 

L'ouverture du double rideau vert, autant que cette marche en avant – vers nous – signifient qu'il s'agit d'une apparition, dont les deux saints qui l'escortent un étage plus bas ne sont pas les seuls destinataires. Les mouvements des tissus signifient la présence active du Souffle saint.

 

 

Raffaello_Madone Sixtine_dét Madone.jpg

 

Deux saints superbes

 

Deux grands personnages encadrent l'apparition, un peu plus bas qu'elle : un pape à la riche cape d'or, ayant déposé sa tiare à ses pieds, c'est Saint Sixte; à droite une belle sainte agenouillée, dont on comprendra que c'est Sainte Barbara ou Barbe. Ainsi l'avait exigé le commanditaire. Je les trouve très décoratifs, mais ils ne servent que de haie d'honneur.

 

 

Raffaello_Madone Sixtine_dét.pape Sixte.jpg

 

Raffaello_Madone Sixtine_dét.Ste Barbe.jpg

 

 

Barbara a un attribut qu'on devine à droite, et qui disparaît presque entier derrière la retombée du rideau vert : la Tour, celle où son père l'enferma pour la persécuter.( Cette tour est souvent montrée entière: dans un vitrail à Saint Nicolas de l'Hôpital, en Moselle, debout elle tient d'une main sa palme de martyre, l'autre portant une petite tour ronde à créneaux. Celle qu'honorent les sapeurs pompiers de Donges, en Loire Atlantique, pose (c'est une statue) à côté d'une tour compliquée plus grande qu'elle…)

 

Les deux visages voisins

 

Ce qui compte, c'est Elle, bien sûr, qui tient, comme toujours la Madone, son bébé nu sur le bras. Ce bébé a bien deux ans, il est vigoureux, son regard est fort, il a une moue qui est un peu plus que la forme habituelle des bouches de petits enfants; il est hirsute – et c'est ça qui me ravit.

 

 

Leurs deux têtes  BD.jpg

 

Il n'a rien de tout fait, ce Jésus. Il a tellement plu au peintre qu'il lui a donné, tout en bas du tableau, deux

petits frères jumeaux, que leurs menues ailes désignent, bien sûr, comme des angelots.

 

 

Sixtine angelots.jpg

 

 

Que dire de la maman ? Son visage simple n'a pas la mièvrerie habituelle (je veux dire chez les madones de Raphaël). Elle ne tient pas la tête câlinement penchée, le front du dru bébé s'appuie à peine contre sa joue; elle a des yeux noirs grands et francs, mais qui pour l'instant ne regardent personne. Sur ses bras, ou plutôt entre ses deux mains, elle a posé son garçon, à l'aise comme dans un fauteuil, elle le présente bien sûr, mais son grand voile beige dessine une sorte de coquille souple qui pourrait contenir son buste et tout le bébé. Mais cela ne les enferme point : le gamin a toute son épaule et sa tête hirsute hors de tout enfermement. Cela va de soi, au fond, s'il s'agit d'une révélation.

 

Le petit pied nu du Jésus semble indiquer une direction à suivre : et notre regard peut descendre le long de ce beau manteau bleu, dont quatre grands plis parallèles dessinent le mouvement de chute ou de descente, mais au bas du manteau, un vent retrousse son bord, un autre ou le même gonfle son côté gauche dans le même sens qu'il avait gonflé le voile beige. La vie est dans les plis, c'est une certitude quand on étudie la peinture ancienne. Agitation en plus petits plis et désordonnés, encore que poussés dans la même direction, dans le bas de la robe rouge, faite évidemment d'un tissu plus léger que le manteau.

 

Et alors, les pieds ! Je ne connais qu'une autre grande Madone apparaissant pieds nus. C'est celle que Caravage donnera, un siècle plus tard, pour l'église de Saint Augustin à Rome, et qu'on appelle la Madone des Pèlerins. A ce couple de deux vieux pauvres, agenouillés et nous montrant la plante de leurs pieds toute noire du chemin parcouru, une grande romaine robuste apparaît au seuil décrépit de sa maison, portant un grand garçonnet. Elle aussi, pauvre et pas fière, est venue sur la marche nus pieds. En plus, elle porte sur la pointe et croise ses pieds, de toute évidence elle danse. Oh! très peu, elle esquisse une danse, comme celle de Raphaël esquisse un pas vers nous.

 

 

=Madone_pélerins  BD.jpg

 

 

 

La Madone sixtine reste pourtant sur son socle de nuages, qui se raffermit un peu et gonfle comme de la ouate sous son poids immatériel, mais qui occupe tout le tableau au-delà des rideaux, désignant l'autre monde où elle réside maintenant. Nous sommes à la hauteur des deux gamins aux ailes menues, nous levons les yeux, elle se montre, elle ne dit rien, ne profère pas des promesses ou des menaces comme à La Salette ou à Fatima ! Le culte de la Vierge n'avait pas encore atteint ces sommets de bêtise. A nous, plus ou moins incrédules des temps astronautiques, tout au moins révèle-t-elle l'immensité d'un génie d'il y a un demi-millénaire, et sans doute aussi le sommet de l'histoire des Madones, de ces représentations en nombre inépuisable d'une femme dont on ne sait rien, en tous cas pas à quoi elle ressemblait, et dont les peintres et les sculpteurs ont constitué peu à peu le portrait de la femme absolue.

 

Les regards de la Madone Sixtine

 

Dans la Madone Sixtine, il y a six regards. A notre droite, Sainte barbe ou Barbara, indifférente à l'apparition de la Madone, posant à genoux dans un vêtement de six couleurs magnifiques et sa jolie tête artistement coiffée, baisse totalement les paupières : elle regarde les deux angelots supplémentaires en bas du tableau.

Ceux-ci, de l'âge du bébé Jésus, blonds et ébouriffés comme lui, lèvent les yeux depuis le parapet où on les a relégués, le doigt sur la bouche, vers l'apparition tout là-haut.

A notre gauche, le Saint Sixte, noble vieillard à la superbe chape d'or, lève son profil vers le double visage de l'apparition. En même temps il dirige un index, non tendu, non impératif, vers le lieu du spectateur, vers moi. Certains disent que c'est pour faire la liaison, comme il sied à un pape, intermédiaire entre nous et la divinité. Mais si on tient compte de toute sa pose, il me paraît plutôt suggérer à la Sainte Vierge et à son divin enfant de tenir compte de nous, d'abaisser vers nous son regard. Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte.

 

 

 

Trois regards.jpg

 

Car elle, et son enfant aussi, leurs visages de face offerts, regardent on ne sait quoi mais surtout pas nous. Il a suffi pour cela d'une minime déviation de leurs yeux. Elle et son bébé-dieu, que font-ils, à quoi rêvent-ils, pour qui apparaissent-ils sur le tapis de nuages ?

Il y a un lever de rideau. Bien que tous les personnages soient "au ciel" sur de grosses ouates, la Madone surgit pour eux à coup sûr, pas seulement pour nous, en marche, et son terrain vaporeux mais ferme a beau paraître en continuité avec celui des deux saints, elle est un peu en retrait du double rideau vert qui vient de s'ouvrir. Le côté droit du noble pape barbu est assez nettement devant le tissu vert, tandis que ledit pape a posé sa tiare près de lui, à plusieurs mètres des pieds de la madone. Pourtant le pan gauche de sa cape effleure celle-ci !

 

L'étonnante incertitude spatiale, vraie et délibérée tricherie avec la profondeur, commise par un grand maître de la perspective, est une trouvaille géniale pour délocaliser l'apparition. Le lieu du couple divin, le lieu d'où vient la Vierge, il est seulement indiqué par un truc archi-connu des peintres : une nuée, là au fond, une brume d'un bleu clair qui se dissout en blanc, et dont les flocons sont constitués de mille têtes de bébés anges, sans corps.

 

 

 

Anges flocons.jpg

 

 

Le plus souvent, on leur donnait du volume et de la couleur, effet d'illusion plutôt inutile, car on n'a pas à nous faire croire que ces têtes, souvent flanquées de minuscules ailes, existent réellement.

Raphaël s'est assez diverti à en placer deux en bas, pas du tout nuageux, derrière un mince parapet qui les cache au-dessous du buste mais laisse supposer qu'ils ont un corps entier. Ils se servent de leurs coudes, de leur doigt, ils choisissent où diriger leurs regards, ils ne sont pas des substituts de flocons.

Il y a bien sûr de quoi les intriguer, d'autant plus qu'ils ne savent pas plus que nous où ils sont. Apparemment au même plan que la tiare du pape, et derrière eux la nuée est un peu plus sombre qu'ailleurs.

 

Le secret du Mystère

 

 

L'incertitude spatiale que j'ai signalée est-elle une nouveauté ? Après Raphaël en tous cas, les maniéristes - et particulièrement le Greco - feront flotter les personnages en apesanteur dans un non-lieu. Mais dans notre tableau, elle est une innovation : les personnages n'étant pas déformés à la façon maniériste, nous nous croyons en pleine réalité. Or, sans que nous y prenions garde, la profondeur est truquée, les plans se chevauchent, les nuages bien distincts se fondent pourtant l'un dans l'autre, avec des effets de recul illusoires. Je pense qu'il y a là le secret de l'apparition, bien plus que dans les rideaux écartés. Comme les pélerins de Caravage, nous la voyons avec son enfant, bien nette, réelle, venant à nous. Mais elle n'avance pas. Le lieu terrestre n'est pas figuré : les deux angelots en-bas s'appuient sur le cadre du tableau peint, ils ne sont pas comme nous à terre. C'est comme un morceau de "ciel" qui nous est dévoilé, mais sans aucun de ces petits machins qui indiquent, dans toutes sortes d'oeuvres sacrées, comme ferait un panneau indicateur "ceci est divin" : dieu le père dans un éther doré, auréoles, anges plongeurs ou porteurs de flambeaux, chérubins rouges etc.

Ainsi ce Raphaël toujours si bien dessinant, sage, conforme, dont les madones même belles sont sans mystère, simplement jolies jeunes femmes avec un grand bébé nu, ce Raphaël s'est surpassé, transcendé dans un tableau qui, à lui seul, sans illustrer un des "mystères" de la religion comme la création, la rédemption, l'annonciation etc., se constitue en Mystère.

 

 

 

 

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Appendice

 

Comme je quittais le musée Ludwig de Cologne, assez épuisé comme toujours par la "marche de musée", je fus tout à coup retenu par une toile signée Gerhard Richter, peintre allemand, daté de 1966, et qui reprenait le titre connu "Nu descendant l'escalier".

Il peut paraître incongru d'amener une femme nue après la Madone Sixtine. Mais ce nu était aussi chaste, j'allais dire aussi habillé. Simplement il renouait avec l'antique habitude de représenter nus les héros et les dieux, y compris déesses. Une nudité quasiment sanctifiante.

Et puis, ce qui était extraordinairement attirant, tout était peint dans un flou qui faisait de cette femme une apparition - et c'est bien ainsi que j'ai désigné la Madone Sixtine.

 

Immobile pour l'éternité, malgré cette jambe en avant qui justifie une descente d'escalier. Elle ne vient de nulle part, on ne sait vers quoi elle descend - sinon vers nous.

 

La voici donc.

 

Gerhard Richter_Nu dans l'escalier 1966 Ludwig  pour Cosmos.jpg

 

Celle-là, du moins, il n'est pas question de la vénérer...

 

 

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23/02/2015
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